Page:Floréal (Journal hebdomadaire) du 24 janvier 1920.djvu/20

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tourne et flaire à droite et à gauche. Mazure échenille un arbre fruitier ; il regarde les citrouilles qui s’étalent, obèses et sans gêne, dans le potager ; il constate qu’il y aura des prunes et que les abeilles travaillent. Au plein soleil, des pigeons dorment, pareils à une végétation de lichens moussus, sur le toit de tuiles.

C’est l’heure du dîner des poules. Étonnées de la porte fermée, elles viennent en troupe comme pour réclamer, caquettent, se piquent de coups de bec et tournent la tête de côté avec une œillade vers le nouveau venu.

— Attendez, dit Mazure.

Là, dans l’écurie, se trouve le coffre à avoine. Il remplit une mesure. Les poules l’ont compris ; elles volètent sous ses pas. À larges gestes, il répand le grain et le troupeau, mouvant et multicolore, pique, pique, avec un bruit de machine à coudre.

Alors, il s’assied sur un vieux tronc, sous la treille, tire sa pipe et fume, l’âme pleine d’un bonheur qui la vide de toute pensée — car, enfin, le bonheur, c’est ça, de ne songer à rien, en sachant que tout va bien, que la récolte pousse et que la terre, autour de soi, est large, féconde, éternelle…

Mais, voici, dans le petit chemin des prés, une voiture, oscillant au gré des ornières, frôlant les gaulis à droite et à gauche, comme un homme qui a bu. C’est bien le cheval bai ; il trotte sec comme autrefois.

Deux formes droites, sur la planche qui, rembourrée d’une botte de paille, sert de siège. L’une est grêle, l’autre plus forte. Elles sautent de la voiture.

Mazure a cessé de fumer sa pipe. Elles ne l’ont pas vu ; il est, d’ailleurs, gris et immobile. Dans sa poitrine, quelque chose remue un peu, sans qu’il se rende bien compte de son émotion. C’est sa femme et sa fille, ces deux êtres, cette paysanne solide et hardie, cette gamine de douze ans, aux cheveux lisses et au corset plat, pareille à un roseau grêle et jaune. Elles vont et elles viennent ; il est là, mais il n’existe pas encore pour elles. Il jouit du spectacle de leur vie de tous les jours, qu’il a devant les yeux. La petite a bien forci depuis qu’il ne l’a pas vue.

Elles détellent le cheval ; il n’a pas remué ; il a le temps. Pendant trois ans, il a tout ignoré de leur existence. Qu’apprendrait-il de nouveau, maintenant, qui ne puisse se remettre à plus tard ? Elles sont là, elles ne sont pas malades : il en sait assez pour l’instant.

Mais voici la bête remisée ; la voiture, à cul, lève ses brancards vers le ciel. Elles reviennent vers la maison en tapant leurs tabliers. Il s’est dressé.

— Maman, un soldat !

La femme a levé la tête, tandis qu’il avance, ses musettes brinquebalant autour de lui. Une idée de paysan facétieux lui traverse la tête.

— Hé, la patronne, y aurait-il du travail, chez vous ?

La femme s’arrêta, la main à la hauteur des yeux et, toute pâle, elle regarda l’homme sans mot dire en se reculant d’un pas, tandis que la petite, droite comme une latte, ouvrait tout grands ses yeux.

— Seigneur Dieu !

Et elle ajouta, en le fixant :

— C’est-y toi, Pierre ?

— Ça y ressemble, paraîtrait. Ah ! on y met le temps à reconnaître les gens, goguenarda-t-il en s’avançant vers sa femme.

— C’est-y Dieu possible ! Marie, c’est ton père !

Le soldat s’était avancé, un peu gêné, comme s’il y avait entre eux une barrière d’un instant, ce que met entre deux êtres une longue absence, quelque chose qui arrête le geste, le temps qu’il faut à l’âme pour s’accommoder à une situation tellement inattendue qu’aucune réaction du sentiment ou de la pensée ne se produit sur-le-champ : et le petit groupe reste, une seconde, cristallisé par une vague épouvante devant ce retour extraordinaire et quasi surnaturel.

— Alors, on n’embrasse pas son homme ?

Elle fut dans ses bras, et trois gros baisers à la mode du pays retentirent.

— Et la drôline ?

— Marie, embrasse ton père !

La fillette s’avançait, mais il la retint au bout de son bras pour l’examiner comme un objet.

— T’as forci. A se porte ben, affirma-t-il, en reportant son regard sur sa femme.

— Pour ça, oui…

Alors, il l’enleva et l’embrassa à son tour.

— C’est pas étonnant, après trois ans, qu’elle te reconnaissait pas !

L’enfant, la figure sans expression, ses mains pendantes au bout de ses bras longs, restait immobile.

— Et si on entrait ? Vrai, c’est pas pour dire, mais on ne dirait pas que je suis le patron ! Faut pas me prendre pour un chemineau, bien que je sois pas reluisant !

La clef grinça, la porte s’ouvrit sur une vaste pièce carrelée où dormait, dans un coin, un lit haut comme une meule de blé, couvert d’un édredon rouge, ce qui retint d’abord l’attention de Mazure.

— Au moins, on pourra se pagnoter, ici.

D’un coup d’œil, il se réaccoutume… Rien de changé. Il rentre… Jamais si longtemps qu’il est parti ! Il lui semble qu’il rentre de charrue.

— À part ça, y a rien à manger ici ?

Le cotillon de la femme ne fait qu’un tour ; elle se hâte en poussant sans discontinuer de petits cris de surprise :

— Mon Dieu, mon Dieu, quelle histoire !

Elle passe les assiettes.

— Des œufs, j’ai des œufs… En voilà une affaire !… Marie, va remplir la cruche.

Il se mit à manger, lentement, plein de déférence pour la nourriture, jouissant des assiettes, des verres clairs, et de ces bonnes choses qui venaient de sa terre.

Il hume le vin.

— C’est encore du 1902 ?

— Oui, il n’en reste plus guère… Seigneur ! quelle surprise, quelle surprise !

Elle restait debout à regarder manger l’homme, son homme, Mazure.

Comme il finissait, sans avoir quasi parlé, bien que sa femme le questionnât sans cesse, une voiture légère entra dans la cour, au trot. Un homme y ballottait, un homme d’une cinquantaine d’années, gros et rouge, la moustache retroussée, l’air réjoui du campagnard riche à qui ses écus donnent le verbe haut et familier…

— V’là M. Durand, dit la petite en se levant et en claquant des mains pour chasser les poules qui entraient dans la cuisine.

L’homme avait sauté de la voiture et, déjà, s’apprêtait à dételer le cheval. La femme était devenue toute pâle et le verre qu’elle portait trembla dans sa main. Elle fit un signe à la petite, qui comprit sans doute, et fila vers l’homme.

Mazure semblait n’avoir rien vu et continuait à manger avec application. Tout à coup, dans l’embrasure, la large carrure du visiteur apparut.

— Ah ! sacré coquin ! En voilà une surprise ! Ah ! par exemple ! Ce vieux Mazure ! Mais c’est un revenant ! Ah ! mon vieux, tout le monde t’avait enterré… Ah ! sacré coquin ! même que t’as eu des messes ! Allons, que je te voie…

Et il tournait, comme un objet, l’homme maigre vers la lumière.

— T’as tout de même pas tout à fait la mine d’un déterré, bien que tu ne sois pas gras. T’es pas beau, c’est vrai ; faudra que tu te fasses raser si tu veux embrasser ta femme.

Et il continuait ainsi, goguenardant et riant. Mazure se faisait petit, se rétrécissait sur sa chaise.