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Non, il n’était pas mort, mais il se sentait tout de même un peu étranger. Il s’asseyait au bord de la chaise comme « chez le monde ». Il avait toujours craint sa femme, qui était dure au travail, pour elle comme pour les autres. Aujourd’hui, il était l’hôte, le chemineau, pas encore bien chez lui, encore un peu chez elle. Le gros voisin semblait, au contraire, le vrai maître du logis ; il se coupa du pain ; il versait à boire. Docile, Pierre tendait son verre.



— Ben, enfin, comment que te v’là ici ?

Pierre ne songea pas qu’il aurait pu poser la même question à son voisin et il répondit :

— Des bêtises, quoi. On a été faits prisonniers à Maubeuge. Il y avait beaucoup de territoriaux. On nous a emmenés comme des moutons, dans des trains. Malheur, ce qu’on a roulé, ce qu’on a roulé ! Des jours, des nuits entières. Là où qu’on était ?… On se le demandait. Quand il faisait jour, on voyait des pays et des pays que je ne m’en rappelle plus le nom. C’est peut-être à des mille lieues d’ici. Je croyais jamais revenir. Ça me fait drôle de me retrouver là comme si j’étais pas parti.

— Pourquoi que t’as pas donné de tes nouvelles ? Le fils à Médée est prisonnier ; il a écrit.

— Ah ! il est prisonnier. Et Foucart ?

— Il est tué. Alors, pourquoi que t’as rien fait savoir ?

— J’ai donné deux lettres à un homme de la Marne qu’était prisonnier aussi, vu que moi je pouvais pas…

— Où que t’étais ?

— J’sais d’belle. J’ai été à Langensalze pour commencer, mais il y a eu des blagues de faites. J’ai voulu me sauver, on nous a rattrapés ; et puis, il y a des imbéciles qui ont tué un feldwebel dans le coin où j’étais. J’y étais pour rien, ben sûr. Oh ! je dis pas que c’était un grand malheur : il nous faisait crever de faim… Mais, un homme, c’est un homme : il n’était pas là pour son plaisir ; c’est comme nous. Alors, on nous a enfermés. Ah ! on en a vu, on en a vu… Et de la betterave à manger… Malheur !

Par moments, son petit museau s’ouvrait, au milieu des poils et un morceau d’omelette disparaissait ; puis il mastiquait en hochant la tête.

— Bon Dieu, le pinard ! Ce que j’y ai pensé des fois. Non, merci, assez, dit-il à l’homme qui lui versait.

Sa langue se déliait.

— Alors, un jour que j’avais chu, je leur ai fait croire que j’avais quelque chose de cassé dans les reins. J’ai plus pu me redresser. J’ai resté des mois et des mois et des années plié en deux. C’est là qu’ils m’en ont fait voir !… Ils m’ont étendu de force sur des planches et des hommes me pesaient dessus…

Gabriel maurière.

(Suite et fin au prochain numéro.)


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LES LIVRES

Henri Barbusse, son œuvre, par Henri Hertz (Édition du Carnet-Critique). — Dans ce livre on trouve constamment la trace, d’un grand effort de pénétration souvent réalisé. L’œuvre de Barbusse y est étudiée avec soin et présentée en un raccourci qui ne manque ni de force ni de profondeur.

Mais la critique est incomplète. Elle n’est pas faite d’assez haut. C’est ici qu’apparaît la faiblesse de cet opuscule plein de mérites. L’auteur ne domine pas assez l’œuvre qu’il juge. On le sent trop mêlé à l’atmosphère de Barbusse. Entraîné par une sympathie visible, il est (peut-être sans s’en douter), trop uniformément élogieux et semble obsédé par le souci d’une justification dont un grand auteur comme Barbusse n’a nul besoin. Évidemment cela n’apparaît pas brutalement, c’est parfois insaisissable, mais l’impression n’en est pas moins celle-là.

Je n’ai pas encore rencontré ici, sur le Feu par exemple, la critique attendue. Pourtant le moment des enthousiasmes sans mesure est passé. Le recul est suffisant pour faire de la critique littéraire. Le Feu vrai dans tous ses détails, le Feu qui ne contient que de l’observation exacte, vécue, me semble moins vrai dans son ensemble. C’est que ces détails ont été vus par l’auteur de l’Enfer qui voit sombre et qui par tempérament, ne retient que certains spectacles. Il y a un choix. Son rire lui-même est sombre, trop sombre. Je n’ai trouvé dans le Feu qu’un seul coin reposant et d’une gaîté non tendancieuse : « le Barda ». Pourtant, s’il y a eu dans la guerre tout ce qu’a vu Barbusse, il y a eu d’autres choses aussi. Sa vision est incomplète et trop spéciale. La guerre se présente dans un ensemble plus vaste que celui qu’il a embrassé. Voilà pourquoi ce livre dont on peut dire qu’il ne renferme que des vérités n’est pas néanmoins très vrai.

Pour en revenir à M. Hertz, il a beaucoup des qualités désirables chez un critique ; celles qui lui manquent apparaîtront lorsqu’il s’occupera d’un autre que Barbusse. — M. CASTAING.

Jean et José Germain. La Grande Crise (Renaissance du Livre) — Présenté sous une forme facile et agréable, ce livre sera lu par tous ceux qui veulent connaître la mentalité des officiers de la Grande Guerre. La réalité est serrée de près et les auteurs ne se sont pas embarrassés du souci de plaire à ceux qui voudraient encore et toujours que la vérité soit débarrassée des détails qui heurteraient l’étroitesse de leurs idées. C’est un effort sérieux qui mérite d’être consacré par le succès.

Le premier Almanach de « l’Humanité » vient de paraître pour 1920 (3 fr. 50 dans toutes les librairies). Cet almanach, très bien édité, comporte : 1o un agenda admirablement illustré par Gassier et Diligent, dont les lecteurs de Floréal apprécient le beau talent ; 2o un bel article de Jean Jaurès ; 3o une partie historique où l’on retrouvera tout le mouvement socialiste et syndicaliste mondial de 1919 ; 4o une partie pratique, comprenant notamment toutes les indications utiles concernant les loyers, les pensions. En un mot, l’utile joint à l’agréable.


Voilà le fond de l’homme dans toute la Révolution. Il veut la liberté, du moins, il croit la vouloir. Mais l’idée qu’il s’en fait a été formée sous le despotisme de l’ancien régime. Elle est pleine encore du génie intraitable du passé.

Edgar Quinet.