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Gillais et Son notaire

NOUVELLE INÉDITE, par Gabriel MAURIÈRE


— C’est pourtant là… Quand il y a un trou, il y a un trou. Et il y a plus de trou… Hé ! toi, mon pote, viens voir.

Le soldat interpellé feignait de ne pas entendre, mais l’ivrogne insista, s’accrocha à lui comme à une bouée.

— Mon pote, tu pourrais pas me dire pourquoi y a plus de trou ?

Et il montrait à son camarade le cône blanc d’une tente dont il cherchait vainement l’ouverture.

— Tu es du mauvais côté. Fais le tour.

Il l’emmena par le bras, entr’ouvrit la toile. Une bouffée d’odeurs chaudes et fortes lui souffla à la figure ; on ronflait à l’intérieur.

— Voilà, va te coucher.

— Ben, mon vieux, t’y vois clair, toi. Ah ! c’est toi, le notaire ? Les notaires, tu sais, c’est des vaches. Y en a un que sans lui j’en aurais des ronds ! Ah ! le voleux ! C’est des vaches, que je te dis…

Et il fit le geste de tordre le cou, puis il se ressaisit un instant :

— Je te dis ça, tu comprends, parce que toi, t’es un notaire, mais t’es un frère. Toi, t’es un pote. Tiens, c’est pas core fermé chez la Maltournée. Je paie un litre. Toi, t’es notaire, mais t’es pas vache… Alors, tu sais, moi, les types qui sont pas vaches…

Mais l’autre se dégagea.

— Demain, c’est entendu. Ce soir, couche-toi, bonsoir !

Et le notaire poussa Gillais dans la tente et s’éloigna tandis que l’ivrogne piétinait les tibias des copains.

Ce service rendu colla à jamais Gillais à son bienfaiteur. Ah ! celui-ci n’avait pas affaire à un ingrat. Gillais, sale, avec une peau olivâtre et des poils noirs en épis, approchait de la quarantaine. Il était, dans le civil, « gars de batterie », c’est-à-dire qu’il travaillait dans les fermes, au hasard de ses périodes d’activité, coupées de rémissions bachiques.

Ici, dans le dépôt cantonné aux Aydes, au début de la mobilisation, il traînait comme un chien galeux, oublié aux appels, lent, ahuri, objet des haussements d’épaule du sergent qui le rencontrait, débraillé, loqueteux, traînant ses espadrilles avec indolence.

Mais, chaque fois qu’il apercevait le notaire propre et net, fumant sa cigarette ou lisant le journal, il ne manquait pas d’aller s’asseoir auprès de lui, de lui conter des histoires, les souvenirs embroussaillés de son séjour à la Légion et des bêtises qu’il avait faites. Puis il laissait errer ses yeux gris, quasi sans regard, sur le passé. On riait, on s’amusait de lui. Bonnasse et paisible comme une bête docile, il faisait des commissions pour l’adjudant, pour les camarades bourgeois, qui l’appelaient en sifflant, et lui donnaient comme récompense un bout de sucre, sous forme de tabac.

Cette amitié encombrante poursuivait le notaire partout où il se trouvait. Gillais montrait son pote aux copains.

— C’est un notaire, mais c’est pas une vache !

Et bon gré, mal gré, il emmenait son ami boire chez la Maltournée. Le notaire, de caractère faible et un peu timide, n’osait guère refuser, mais il s’enfuyait le plus vite possible, honteux de s’être assis à côté de cet ivrogne poisseux.

Gillais avait la reconnaissance expansive et, un jour que la femme du notaire était venue voir son mari, on vit le trimardeur s’approcher du couple qui passait. Il portait à la main un bouquet de fleurs un peu avachies qu’il avait chipées dans le voisinage et nouées avec un cordon de soulier. Tout souriant de sa bouche ébréchée et noire comme un vieux pot, il offrit le bouquet à la dame en disant :

— Parce que votre patron, c’est un pote, comprenez !…

La femme du notaire était une bourgeoise un peu pincée ; elle accepta, mais elle se hâta d’entraîner son mari, qui, pour se débarrasser de Gillais, lui abandonnait le reste d’un paquet de cigarettes.

— Tu pourrais mieux choisir tes camarades. Dieu, qu’il sent mauvais !

— Mais, ma chérie…

Et le notaire s’enfuyait, cependant que, sur le trottoir, une table de sous-officiers riait.