Page:Floréal (Journal hebdomadaire) du 3 juillet 1920.djvu/20

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Depuis ce jour-là, le notaire s’efforça d’échapper à Gillais. Mais il se laissait parfois surprendre ; comme une mouche qui vous poursuit, Gillais le rattrapait toujours.

— Mon pote, on en boit une… mon pote par-ci, mon pote par-là.

Et, chose curieuse, il se trouvait toujours un officier ou un adjudant pour être témoins des effusions de l’ancien légionnaire.

— Tu sais, ma bourgeoise, elle vient aussi, dit un jour Gillais en clignant de l’œil.

Elle vint, en effet. C’était un infâme souillon, vêtue d’une jupe effilochée qui traînait sur des talons tournés ; un œil noir encore vif et canaille, une bouche vidée et des chairs flasques.

On les enferma par plaisanterie dans une remise : Gillais, d’ailleurs, goûta fort la farce et barricada la porte. Cependant, le sergent Thévenin, étant allé regarder par les fentes des planches, revint tout rouge et l’œil allumé. Ce fut un jeu d’aller voir Gillais vautré sur la paille avec sa femme.

— J’en fremissais, disait Thévenin en racontant la chose. Et ce fremissais, sans accent aigu, faisait passer un frisson dans son échine.

Mais ne voilà-t-il pas qu’on se mit à monter une scie au pauvre notaire à ce sujet ?

— La femme de votre ami Gillais est-elle encore là ? laissait tomber de haut le sergent-major.

— La corvée de pommes ? Eh bien, envoyez le notaire avec son copain… Et la femme !…

— Ça ne fait rien, tes clients, s’ils sont tous de cet acabit-là, gouaillaient les camarades.

Le notaire rougissait, impatienté. Il n’était pas accoutumé à ces plaisanteries lourdes et sans gêne. Mais ce qui fut le pire, c’est qu’un soir, sous la baraque de la gare des Aubrais, une voix aigrelette l’accueillit par ces mots, comme il relevait de garde et qu’il préparait sa place dans la paille :

— Eh bien ! le notaire, c’était-il réussi c’te partie carrée avec Gillais, l’autre fois ? Avez-vous changé de femme ?

D’un bond, il se redressa :

— Quel est l’insolent ?…

Mais la petite voix se tut. Des rires soufflèrent, puis un éclat de gaieté formidable retentit.

— Idiots ! glapit le notaire, furieux.

— Assez ! cria le sergent, en se roulant dans sa couverture. Le notaire, ferme ça ; on est ici pour dormir. Et puis, vous autres, ça ne me regarde pas ce qu’il fait. Chacun s’arrange comme il l’entend !

Furieux, il allait répliquer quand des cris divers, des plaisanteries énormes, grasses, pesantes, jaillirent de tous les coins.

Alors il comprit qu’il valait mieux se taire, et il s’en alla dehors, sous la lune. Il ne rentra qu’une heure après, alors que tout le monde dormait.

Le lendemain, il lui sembla que des rires ironiques le poursuivaient ; il trouvait, dans les moindres paroles, des allusions blessantes auxquelles personne ne songeait.

Mais ce fut Gillais qui fut mal reçu ! Comme il s’était approché du notaire, sans être vu, celui-ci se leva.

— Mon pote…

— Ah ! non, assez. Fiche-moi la paix, hein ! Je t’ai assez vu. Va te laver ; tu fouettes…

Ayant fait cette concession à l’argot, le notaire tourna le dos à Gillais et s’enfuit.

Il en fut ainsi désormais, malgré les travaux d’approche du « gars de batterie » qui voulait à toute force suivre son pote.

Gillais qui se soignait un peu plus depuis quelque temps — on l’avait vu rasé de frais, la capote boutonnée et les mains propres (Dame ! quand on a un notaire dans ses amis !) — retomba dans la plus profonde abjection. Et pourtant, de temps en temps, il venait, humblement, vers son pote, déçu comme un bon chien quand l’autre lui tournait le dos.

— Mon pote ! eh bien ! je paye, aujourn’hui.

Hélas ! le notaire n’entendait plus. Il pressait le pas, serrait les fesses en regardant autour de lui, furtif, craignant d’être vu.

Mais, comme il fut bientôt promu à la dignité de scribe, il profita de sa situation pour faire inscrire Gillais sur la prochaine liste de départ au front (en ce temps-là, les « tours » n’étaient pas réglés). Et, au moment de quitter le dépôt, Gillais, écrasé sous le harnais, le fusil entre les jambes, faisait encore de petits signes d’amitié au notaire :

— Au revoir, mon pote… Toi, t’es un vrai pote !


Gabriel MAURIÈRE.