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Page:Floréal (Journal hebdomadaire) du 8 mai 1920.djvu/19

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L’embusqué

NOUVELLE INÉDITE par G. MAURIÈRE


Une parole humaine… Mon Dieu, ça n’a l’air de rien et c’est pis qu’une balle ou qu’un obus, qui filent droit devant eux, selon une trajectoire définie… Une parole ? Elle tombe au hasard, celui qui l’a jetée sans y penser n’imagine pas le chemin tortueux qu’elle peut prendre, les ricochets qu’elle fait, les ravages qu’elle peut causer… Un mot : qu’est-ce que c’est ? On en dit tant dans une journée ! On ouvre la bouche ; quelquefois le hasard, une erreur d’articulation, la langue qui fourche, la machine à penser qui a un raté et voilà que nous disons n’importe quoi, peut-être ce que nous ne voulions pas, peut-être le contraire de ce que nous aurions dit un instant auparavant… Ou bien alors, c’est une plaisanterie, c’est une raillerie qui, tombant sur un objet fragile, qu’on ne savait pas là, le réduit en miettes.

Ainsi parlait, dans une réunion de camarades, mon ami Maubois, arrivé de Sologne depuis quelques jours.

— Raconte-nous ça, dis-je en riant.

Il parut surpris.

— Quoi donc ? Ah ! oui… vous flairez une histoire. C’en est à peine une… Vous savez que je vis à peu près toute l’année en Sologne, non loin d’un petit village de briques entouré de pins ; j’aime cette région, ses paysages grêles et la mélancolie de ses étangs.

On n’y trouvait à ce moment-là presque plus d’hommes ; c’était la troisième année de la guerre. Les femmes s’étaient mises au travail et, ma foi, les bois se coupaient et les seigles poussaient tout de même. Pourtant un homme encore jeune restait au village ; mais personne ne s’en offusquait, car c’était un gars qui « n’en avait pas son compte », selon l’expression du pays. Autrement dit, un idiot. On l’appelait La Fleur, peut-être à cause de sa manie de mâchonner une scabieuse ou une pâquerette. Sa peau pâle, tendue sur les os, bridait les yeux, aplatissait le nez et semblait tirée vers les oreilles qui s’écartaient.

Il pouvait avoir dans les vingt-cinq ans et il n’était à peu près bon à rien… sauf à déraciner quelques églantiers qu’il allait vendre dans les châteaux, ou par moments, dans ses meilleurs jours, à fagoter le sapin. Il parlait à peine ; un aboiement rauque sortait parfois de sa poitrine. Il hochait la tête en ouvrant la bouche quand on lui parlait et, uniformément, souriait. Malgré sa force physique, personne ne le craignait, car il était doux et taciturne et les filles le taquinaient et le bourradaient comme un chien débonnaire.

Or, il se produisit, vers décembre 1916, des faits singuliers. D’abord, le bûcheron Simon, un braconnier que je ne connais que trop, car il a déclaré la guerre à mon gibier, sortit de chez lui, un soir, en jurant comme un païen. Ses cartouches et son fusil avaient disparu pendant une courte absence de son logis. Il crut d’abord à une mauvaise plaisanterie, comme il s’en fait au village. Mais il eut beau chercher, il ne trouva rien. En moi-même, d’ailleurs, je me félicitais de l’aventure.

Or, voilà qu’un soir, on accourut chez moi. Vous ai-je dit que, depuis la guerre, je remplis les fonctions de maire, ce qui me vaut toutes sortes d’ennemis d’ailleurs ?

— Monsieur, monsieur, on vient de tirer sur les gendarmes.

Je sortis. Il faisait un de ces temps noirs et pluvieux d’hiver ; la nuit tombait ; je ne voyais plus l’autre rive de l’étang que nous suivions… Au bourg, des gens étaient rassemblés, autour des gendarmes et le maréchal ferrant pansait un des chevaux dont le cou avait été effleuré par une chevrotine. J’interrogeai les uns et les autres ; on chercha des traces : rien. Les braconniers suspects, interrogés, démontrèrent leur innocence.

Je vous avoue que cette histoire qui me semblait une vengeance, me laissa assez froid. Je n’y pensais plus guère quand, quatre ou cinq jours après, les gendarmes, fouillant les bois, se trouvèrent en face d’un individu petit et trapu qui, la veste retournée et masqué d’un foulard, tranquillement visait l’un d’eux à trente pas… Ils sortirent leurs revolvers et les déchargèrent sur l’inconnu qui, sans broncher, abattit le cheval du premier gendarme. Le second se précipitait vers son camarade ; il reçut un coup de fusil dans l’épaule. L’homme disparut aussitôt.

L’affaire se corsait. Les femmes étaient en révolution. Elles barricadaient leurs portes, les hommes faisaient des rondes, le garde champêtre en tête — un vieux à moitié branlant — poussé par les autres et maudissant sa fonction. Il ne voulut jamais d’ailleurs dépasser le bout du pays.

— Les bois, c’est pas mon affaire. J’suis pas chargé des braconniers !

Mais cependant une petite armée était mobilisée : gardes-chasses, gendarmes et soldats se mirent en campagne, fouillant le pays sous le commandement d’un lieutenant de gendarmerie. Mais allez donc découvrir quelqu’un dans ces immenses genétières, plus hautes qu’un homme et touffues comme des balais, dans ces buissons d’ajoncs, ces pineraies où on ne voit pas un chien à quatre pas… Mon Dieu, j’en étais, sans enthousiasme ; mais enfin, comme maire, il me fallait les suivre. Un soir, la petite troupe revenait bredouille, quand, en arrivant sur la chaussée de mon étang, d’un arbre jaillit une espèce de singe court en pattes, un sac jeté sur les épaules, la figure dissimulée sous un foulard.

— Le v’là !