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Page:Floréal (Journal hebdomadaire) du 8 mai 1920.djvu/20

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Une volée de coups de fusil partit dans sa direction, mais l’homme avait disparu, courant et se dissimulant de tronc d’arbre en tronc d’arbre : on apercevait une seconde un pan de son vêtement, puis plus rien… Du plomb siffla autour de nous, une fumée s’étala sur les joncs. Au hasard, on tira de ce côté, mais le gibier n’y était déjà plus…

— Ça ne peut pas durer, dit le lieutenant.

Quelques gendarmes passèrent de l’autre côté de l’étang et l’homme cerné ne pouvait manquer d’être pris. D’ailleurs, soudain, il se montra… Des coups de feu partirent dans sa direction. Il parut n’y point faire attention ; mais, sans doute, il avait épuisé ses munitions, car on le prit sans résistance. Un gendarme arracha son masque et un cri jaillit :

— La Fleur !

Ce fut une stupéfaction. Comment cet idiot, si paisible, si inoffensif, ce jouet des enfants et des filles avait-il pu agir ainsi ? Je n’y comprenais rien.

Déchiré de ronces, saignant, il restait stupide. On allait lui passer les menottes quand on s’aperçut qu’il avait une chevrotine dans le bras.

— Comment que t’as fait des coups pareils ! Alors, tu voulais nous tuer tous ? interrogea le garde champêtre qui avait retrouvé son aplomb.

Avec un raclement violent, une sorte de beuglement bref sortit de la poitrine de l’idiot :

— Hon ! hon !

— Il dit que non, reprit une femme… C’est son langage.

— Alors ?

Il ne répondit pas… les yeux à terre. Tout à coup, un son de voix lui fit redresser la tête ; quelque chose s’éveilla dans son regard : c’était la fille de Tiennette, une Solognote assez gentille fine et brune comme il y en a pas mal, qui venait de parler… Il fit un pas, la regarda et, rauque, sa voix jeta ces mots, comme une poignée de cailloux :

— Suis-t’y embusqué ? dis, suis-t’y ?

La drôline, vous pensez bien, se cacha aussitôt, toute rouge, mais on l’interrogea. Tout le monde voulait savoir ce que signifiaient ces paroles étranges, cette histoire d’embusqué.

— Je sais-t-y, moi ? Si vous faites attention à ce que dit un simple !

Tout émue et tremblante d’avoir été interpellée par un assassin, elle s’enfuit au plus vite. Je conseillai d’ailleurs aux gendarmes de ne pas l’interroger en public, d’attendre, et je leur proposai de questionner moi-même la fillette.

Pendant qu’on emmenait La Fleur, je me rendis chez la Tiennette… La petite pleurait, effarée d’être mêlée à ce drame… J’eus toutes les peines du monde à en tirer quelque chose.

— Pour sûr qu’a ne dira rien, dit la mère. On n’a pas envie d’aller devant la justice. Jamais on n’a été devant la justice, chez nous !

Je tâchai de lui faire entendre qu’elle n’était pas en cause, pas plus que sa fille. Et d’ailleurs l’enfant ne comprenait qu’à demi l’interpellation de La Fleur. Pourtant, à la fin, elle me dit que La Fleur venait mendier à la maison, et puis qu’il la regardait, qu’elle le plaisantait parfois comme les autres filles…

La mère l’interrompit :

— J’y avais même dit de ne pas trop y causer, sait-on jamais ?… Sûr que la petite, il la regardait d’un air pas comme les autres…

— Penses-tu ! Je l’ai appelé embusqué une fois ou deux. Un jour qu’il me dit : « Je t’embrasserai-t-y au jour de l’an ? » j’y ai répondu : « J’embrasse pas les embusqués… » C’est-y ça qui y est revenu ? Je ne sais pas autre chose. C’était pour le faire enrager.

Visiblement, elle disait vrai.

Je revins à la mairie. On emmenait l’homme : il passa dans la rue du village, tout droit, regardant autour de lui. Positivement, il avait l’air fier !

Alors, alors, vous ne comprenez pas ? Moi non plus, sur le moment. J’y ai mis du temps. Je ne sais pourquoi, mais ce qui s’était passé dans cette misérable cervelle, le tripatouillage d’images et de mots qui avait déterminé son acte, m’attirait invinciblement. J’allai voir son avocat, j’obtins d’interroger l’homme avec lui. Et voici ce que je sus, ce que nous devinâmes, d’après les aboiements de La Fleur. Comme je revenais sur son apostrophe à la petite Tiennette — je sentais que le nœud de l’affaire était là — je lui dis :

— Tiennette, tu te serais bien marié avec elle ?

Il hocha la tête avec précipitation, affirmatif.

— Oui, mais si elle t’appelle encore « embusqué » ?

Il fit un signe négatif.

— Hon ! hon ! Pas embusqué… moi, pas embusqué.

Il tapa sur son bras bandé qu’une chevrotine avait atteint…

Un éclair me traversa l’esprit.

— Alors, c’est pour ça que tu as fait la guerre aux gendarmes ?

Sans mot dire, comme un enfant, il fit oui de la tête. Il fut impossible d’en rien tirer de plus.

— Vous avez compris ? dis-je à l’avocat.

— Pas très bien, mais…

— À mon sens, voilà : cet idiot est amoureux d’une fillette. Elle se moque de lui, elle l’appelle embusqué. C’est une grosse injure, il ne l’ignore pas… Et puis, il a sans doute entendu crier après les gendarmes : les poilus ne sont pas toujours tendres pour eux. La petite n’embrassera jamais un embusqué… un embusqué, celui qui a peur, un lâche qui ne sait pas tenir un fusil… Alors, lui, il prend un fusil et il fait la guerre, la guerre dans son coin, la guerre aux gendarmes… Et quand il revoit la petite, aussitôt après le crime, son premier mot est pour répondre à cette injure…

Naturellement, il y eut non-lieu. Le fou est dans un asile d’aliénés. Seulement, quand je disais qu’on ne sait jamais jusqu’où va un mot… le plus inoffensif, le plus simple, avais-je raison ? En y réfléchissant bien, c’est à vous dégoûter de parler.

Gabriel MAURIÈRE.