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Page:Flora Tristan - Peregrinations d une paria, 1838, II.djvu/263

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pas m’exposer à céder à un moment de ressentiment, et je puis dire ici, devant Dieu, que je sacrifiai la position qu’il m’était facile de me faire à la crainte de traiter mon oncle comme un ennemi… Le sacrifice était d’autant plus grand qu’Escudero me plaisait. Il était laid aux yeux de bien du monde, mais pas aux miens. Il pouvait avoir de trente à trente-trois ans, était de moyenne taille, très maigre, avait la peau basanée, les cheveux très noirs, les yeux brillants, langoureux, et les dents comme des perles. Son regard tendre, son sourire mélancolique donnaient à sa physionomie un caractère d’élévation, de poésie, qui m’entraînait. Avec cet homme, il me semblait que rien ne m’eût été impossible. J’ai l’intime conviction que, devenue sa femme, j’aurais été fort heureuse. Dans les tourmentes s’élevant de notre position politique, il m’eût chanté une romance ou joué de la guitare avec autant de liberté d’esprit que lorsqu’il était étudiant à Salamanque. Il me fallut encore, cette fois, toute ma force morale pour ne pas succomber à la séduction de cette perspective… J’eus peur de moi, et je jugeai prudent de me soustraire à ce nouveau danger par la fuite. Je me résolus donc à partir sur-le-champ pour Lima.