Ne forçons point notre talent.
Nous ne ferions rien avec grâce
Votre ligne tracée, vous n’en avez point dévié, et c’a été sage à vous ; la postérité vous en tient compte, et rien de ce que vous avez écrit n’est absolument oublié. Votre ombre eu tressaille de joie et nous dit en feuilletant une Henriade :
Né au milieu du dix-huitième siècle (le 6 mars 1755), dans les basses Cévennes, époque où Voltaire et Rousseau renouvelaient la peau du genre humain qu’avait tissée l’ignorance et les préjugés rongeurs pendant une longue suite de siècles, heureux Florian, vous avez été accueilli, tout jeune encore, par l’astre de Ferney avec cette grâce qui le distinguait tant quand il oubliait les Nouotte et les Fréron, qui saignent encore des coups de fouet qu’il leur a administrés. Votre position auprès du dieu d’alors était on ne peut plus favorable : votre oncle paternel avait épousé une nièce du grand homme. Aussi il vous reçut dans son Ferney avec une bonté touchante, et vous aviez le double et rare avantage de lire ses écrits et de causer avec leur père. Il serait fort emharassant de dire ce qui vous a le plus charmé ; mais que de fois, après avoir lu Œdipe, avez-vous dû vous écrier :
Ce séjour vous a donné, sans nul doute, toute l’émulation que l’on pouvait y puiser, mais ne vous a pas fait dévier de vos idées ; vous aviez compris déjà que vous n’étiez point fait pour chausser le cothurne. Vous aimiez mieux songer à vos petites comédies et surtout à refaire cet arlequin de la comédie italienne, qui n’était qu’un faiseur de quolibets, et qui, sous votre plume, est devenu un personnage intéressant, un tvpe qui a posé devant tous ceux qui, après vous, ont fait ce qu’on appelle au théâtre des arlequinades. Ce personnage, dans vos mains, est tendre et fin à la fois, et c’est ce qui produit la grâce. Votre plaisir, cher Florian, on nous l’assure, était de jouer ce rôle en société ; on
ajoute que vous y excelliez, et cela sans efforts, sans étude, et que la raison en est simple : c’est que vous vous étiez peint sous ce caractère. C’est chez le comte d’Argental, ce constant ami de Voltaire, dont vous
étiez, ainsi que nous venons de le dire, l’heureux protégé.
Votre bagage, ami Florian, ne se borne pas à ce que nous avons cité : vous avez fait encore des nouvelles charmantes. Il y règne une rare variété de talents ; la partie dramatique y soutient l’intérêt. Elles renferment presque toutes une idée morale très-heureusement développée ; la philosophie en est douce, gracieuse, délicate. Le théâtre s’est emparé de plusieurs avec succès.
Qu’allons-nons vous dire de votre Numa Pompi’ius ? Vous pincez les lèvres et vous vous dites en dedans : Je n’ai pas voulu jouter avec Fénelon et refaire son Télémaque, je l’atteste en mon âme et conscience. Si j’ai fait ce livre, c’est que j’ai pensé qu’on ne le comparerait jamais ayee le chef-d’œuvre de Fénelon, et pourtant cela est arrivé. Je me suis trompé. C’est vrai ; mais, consolez-vous, ami, l’abbé Terrasson, en faisant Séthos, s’est bien autrement trompé que vous, nous en exceptons pourtant le portrait de la reine de Chypre, que Fénelon lui-même n’eût pas désavoué.
Et Gonzalve de Cordoue, où l’histoire et l’invention ont une part égale, ce qui annonce peut-être que vous avez voulu faire une épopée en prose, est-il une œuvre bien importante et qui contribue à votre gloire ? Nous répondrons, avec une franchise littéraire qui ne peut vous blesser, qu’il serait fâcheux que vous n’eussiez fait que ce livre-là. Mais voyez un peu si tout ne s’arrange pas pour le mieux ! Vous avez joint à votre livre un précis historique sur les Maures qui est peut-être ce que l’on a écrit de mieux sur celle matière, el dont un célèbre critique, la Harpe, a fait un éloge sans restriction. « Ce seul morceau, dil-il, suffirait pour faire désirer l’acquisition de l’ouvrage de M. de Florian à ceux qui lisent pour s’instruire, el qui veulent trouver le plaisir avec l’instruction. »
Voire mère, bon Florian, était une Castillane. Si votre sang, à vous, n’avait pas la vigueur du sang espagnol, votre esprit n’en avait pas moins d’amour pour la langue de Cervantes, que vous connaissiez très-bien. Aussi avez-vous traduit… pardon, nous voulions dire imité Don Quichotte, que vous avez, diraient des méchants, réduit aux proportions de vos facultés. Vous aviez, vous le savez, l’habitude de mesurer vos forces à la course que vous aviez à faire. Vous l’avez trouvée trop longue et l’avez réduite, vous avez bien l’ait : peut-être aurait-on le droit de vous dire qu’il eût mieux valu ne pas la faire du tout.
Avez-vous bien réfléchi à ce que vous avez fait de Don Quichotte ? N’avez-vous pas craint les reproches ? Il serait possible que si, car l’œuvre n’a paru qu’après votre disparition de ce monde. (Florian est mort » à Sceaux, le 13 septembre 1794.) Écoutez, nous allons vous faire savoir ce qu’on en a dit et ce qu’on en dit encore. Le héros de la Manche a une physionomie presque française, et le chevalier à la grande lance, aux combats périlleux, le défenseur intrépide de toutes les Dulcinées des Espagnes, est presque, ô miracle ! devenu sage ; et ce Sancho Pança, ce digne éeuyer d’un si digne maître, et cette Maritorne, Dulcinée de la grosse espèce, si digne d’un tel écuyer, ont perdu plus encore sous votre plume, ami Florian, que leur maître. D’où l’on conclut que vous avez étranglé Don Quichotte. Oh ! le reproche est sanglant et dur, n’est-ce pas ? Pour vous consoler, je n’ai qu’une seule chose à vous dire, c’est que la Place a fait comme vous : il a étranglé le chef-d’oenvre de Fielding, Tom Joncs ; il est vrai que le mal de l’un ne guérit pas celui de l’autre. Mais consolez-vous encore : on est moins malheureux quand on ne l’est pas tout seul.
Nous avons, nous le croyons, donné une idée juste du caractère et de l’étendue d’esprit de Florian. Eh bien ! tout se touche, tout est indissolublement lié dans ce monde, la nature et l’homme qui en est la plante mobile, voyageuse, l’animal plus souvent raisonnant que raisonnable. La nation française brisait avec violence les chaînes avec lesquelles d’odieux tyrans l’avaient garrottée. Des gens en furent surpris, ne comprenant pas que ce dont on devait être surpris, c’était de la patience du genre humain. Florian était noble et né dans un château. Le mal n’est pas là : Dieu veut le bien, le bonheur pour tous et pour ceux qui sont en haut et pour ceux qui sont en bas.
La morale divine brise les distinction-, et ne voit que l’humanité. En présence de Dieu, les litres, les dignités, les fortunes, tout, en un mot, tombe, et l’homme seul reste. Cette philosophie, qui pourtant est celle des grands penseurs du siècle de Florian, n’était pas la sienne. C’est que cette philosophie, encore en théorie alors, n’était pas, comme aujourd’hui, sur le point d’arriver à l’état complet de réalisation. Le fameux décret de 1793, qui bannissait tous les nobles de Taris, venait d’être rendu. Il jeta l’épouvante et le trouble dans l’esprit, si calme, si pacifique, de l’auteur de Galatée, d’Éstelle et Némorin. C’est qu’en effet les révolutions sont d’un effet toujours grand sur les hommes, soit qu’elles les démoralisent, les tuent moralement parlant ; soit qu’elles les élèvent au-dessus d’eux-mêmes de rien qu’ils étaient. Il se relira à Sceaux, et c’est de cet endroit qu’il fut amené dans la prison de Port-Libre, transformée depuis en hôpital ou maison d’accouchement. C’est dans cette captivité (que le pauvre prisonnier composa, sous un acacia qui existe encore dans la cour principale, et que j’ai vu, la majeure partie de Guillaume Tell, œuvez sans vigueur, et qui atteste que les facultés intellectuelles de Florian avaient été affaiblies par ces grands événements qui ruent les opprimés sur les oppresseurs, et décident des destinées et du salut du monde. Au 9 thermidor il recouvra sa liberté, et retourna à Sceaux, mais il n’y avait plus que l’ombre, que l’enveloppe de l’homme.
Il fit encore Eliezer et Nephtali, poème imprimé pour la première fois eu 1803. C’est son dernier ouvrage.
Ainsi finit presque a la fleur de l’âge, à l’âge où l’on seul le plus fortement la vie, un homme aimable et gracieux, d’un esprit peu vigoureux, il est vrai, puisant ses inspirations plutôt dans une nature factice qui nous laisse froids, stériles, décolorés, que dans une nature vraie, belle et grande, qui nous élève et donne à notre âme, à notre cœur, une faculté et des ressorts dont nous sommes étonnés nous-mêmes. Ces âmes-là ne sont pas l’œuvre de Dieu, qui fait tout grand : elles sont l’œuvre de la société, qui le plus souvent rapetisse et atrophie l’humanité.
Pauvre Florian ! que ton ombre se console : tu n’es pas la Fontaine, mais tu es de sa famille, tu es un de ses enfants. Il ne le renie pas. Tes fables sont ton plus beau titre de gloire. Un grand nombre d’entre elles sont charmantes, et à la tête de celles-là nous placerons la Lanterne magique, fable à laquelle le bonhomme sourit du fond de sa tombe. Cela vaut miéux qu’un éloge académique en un jour de séance d’apparat, et toi qui fus de l’Académie, si tu pouvais revenir parmi nous, tu nous dirais tout bas à l’oreille : « Ma foi, c’est vrai ; et, enveloppé de votre dernier mot, je me rendors heureux et content. »
A. d’Albanés.