Page:Focillon - Vie des formes, 1934.djvu/26

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Brève minute de pleine possession des formes, il se présente, non comme une lente et monotone application des « règles », mais comme un bonheur rapide, comme l’ἀκμή des Grecs : le fléau de la balance n’oscille plus que faiblement. Ce que j’attends, ce n’est pas de la voir bientôt de nouveau pencher, encore moins le moment de la fixité absolue, mais, dans le miracle de cette immobilité hésitante, le tremblement léger, imperceptible, qui m’indique qu’elle vit. Ainsi l’état classique se sépare radicalement de l’état académique, qui n’en est que le reflet sans vie. Ainsi les analogies ou les identités que nous révèlent parfois les divers classicismes dans le traitement des formes ne sont pas le résultat nécessaire d’une influence ou d’une imitation. Au portail nord de Chartres, les belles statues de la Visitation, si pleines, si calmes, si monumentales, sont bien plus « classiques » que les figures de Reims dont les draperies évoquent l’imitation de modèles romains. Le classicisme n’est pas le privilège de l’art antique, qui a passé par des états divers et qui cesse d’être classique quand il devient art baroque. Si les sculpteurs de la première moitié du xiiie siècle s’étaient constamment inspirés du prétendu classicisme romain, dont la France conservait encore tant de vestiges, ils auraient cessé d’être classiques. On en voit une remarquable preuve dans un monument qui mériterait une longue analyse, la Belle Croix de Sens. La Vierge, debout à côté de son fils crucifié, toute simple et comme resserrée dans la chasteté de sa douleur, porte encore en elle les traits de ce premier âge expérimental du génie gothique qui fait penser à l’aube du ve siècle. La figure de saint Jean, de l’autre côté de la croix, est manifestement imitée, dans le traitement des draperies, de quelque médiocre ronde-bosse gallo-romaine et, surtout par le bas de son corps, elle détonne dans cet ensemble si pur. L’état classique d’un style ne se « rejoint » pas du dehors. Le dogme de l’imitation des anciens peut servir aux fins de tout romantisme.