Page:Fontenelle - Œuvres de Fontenelle, Tome IV, 1825.djvu/15

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tif chargé de chaînes dans la ville capitale d’un grand empire. L’empereur victorieux, environné de toute sa cour, était assis sur un trône magnifique et fort élevé ; tout le peuple remplissait une grande place qu’on avait ornée avec beaucoup de soin. Jamais spectacle ne fut plus pompeux. Quand ce roi parut, après une longue marche de prisonniers et de dépouilles, il s’arrêta vis-à-vis de l’empereur, et s’écria d’un air gai : Sottise, sottise, et toutes choses sottise. Il disait que ces seuls mots avaient gâté à l’empereur tout son triomphe ; et je le conçois si bien, que je crois que je n’eusse pas voulu triompher à ce prix là du plus cruel et du plus redoutable de mes ennemis.

GIGÈS.

Vous n’eussiez donc plus aimé la reine, si je ne l’eusse pas trouvée belle, et si, en la voyant, je me fusse écrié : Sottise, sottise.

CANDAULE.

J’avoue que ma vanité de mari en eût été blessée. Jugez sur ce pied là combien l’amour d’une femme aimable doit flatter sensiblement, et combien la discrétion doit être une vertu difficile.

GIGÈS.

Écoutez : tout mort que je suis, je ne veux dire cela à un mort qu’à l’oreille ; il n’y a pas tant de vanité à tirer de l’amour d’une maîtresse. La nature a si bien établi le commerce de l’amour, qu’elle n’a pas laissé beaucoup de choses à faire au mérite. Il n’y a point de cœur à qui elle n’ait destiné quelqu’autre cœur, elle n’a pas pris soin d’assortir toujours ensemble toutes les personnes dignes d’estime : cela est fort mêlé, et l’expérience ne fait que trop voir que le choix d’une