Page:Fontenelle - Œuvres de Fontenelle, Tome IV, 1825.djvu/57

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gloire n’est fondée que sur l’imagination, et elle est bien plus forte. La raison elle-même n’approuverait pas que les hommes ne se conduisissent que par elle ; elle sait trop que le secours de l’imagination lui est nécessaire. Lorsque Curtius était sur le point de se sacrifier pour sa patrie, et de sauter tout armé et à cheval dans ce gouffre qui s’était ouvert au milieu de Rome ; si on lui eût dit : « Il est de votre devoir de vous jeter dans cet abîme ; mais soyez sûr que personne ne parlera jamais de votre action. » De bonne foi, je crains bien que Curtius n’eût fait retourner son cheval en arrière. Pour moi, je ne réponds point que je me fusse tuée, si je n’eusse envisagé que mon devoir. Pourquoi me tuer ? J’eusse cru que mon devoir n’était point blessé par la violence qu’on m’avait faite ; tout au plus j’eusse cru le satisfaire par des larmes : mais pour se faire un nom, il fallait se percer le sein, et je me le perçai.

BARBE PLOMBERGE.

Vous dirai-je ce que j’en pense ? J’aimerais autant qu’on ne fit point de grandes actions, que de les faire par un principe aussi faux que celui de la gloire.

LUCRÈCE.

Vous allez un peu trop vite. Au fond, tous les devoirs se trouvent remplis, quoiqu’on ne les remplisse pas par la vue du devoir ; toutes les grandes actions qui doivent être faites par les hommes se trouvent faites : enfin, l’ordre que la nature a voulu établir dans l’univers va toujours son train ; ce qu’il y a à dire, c’est que ce que la nature n’aurait pas obtenu de notre raison, elle l’obtient de notre folie.