Page:Foucher - La Vie du Bouddha, 1949.djvu/100

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c’est au contraire une libération que, selon les idées indiennes, il apporte à Siddhârtha. Il le met en effet en règle avec une coutume à laquelle les brahmanes prétendaient donner force de loi et qui défendait d’entrer en religion avant d’avoir vu le visage de son fils, sinon de son petit-fils : car telle était la seule manière (en assurant la continuité de la famille et des sacrifices funèbres aux mânes des aïeux) de s’acquitter de la « dette aux ancêtres ». La voie du salut, du sien et de celui des autres, est désormais toute grande ouverte devant le Prédestiné. Pour que le roman, dont nous savons d’avance le dénoûment, continue et s’achève, il faut et il suffit que quelque incident décisif, choc psychologique ou avertissement d’en haut, vienne mettre un terme à une situation qui ne saurait se prolonger davantage : c’est justement deux issues de ce genre que la tradition propose successivement à notre crédulité.

La première suggestion se lit dans un texte pâli : le Mahâvastou, qui la prend aussi à son compte, prétend même la rattacher à la dernière des Quatre Sorties. Une fois de plus le Bodhisattva coupe court à sa promenade : mais pour regagner son palais il lui faut à nouveau traverser les rues de Kapilavastou, et il va de soi qu’en de telles occasions toutes les femmes de la ville se mettaient à leur fenêtre pour le contempler au passage. La rencontre du moine, en le rassérénant, a-t-elle encore accru l’éclat de sa beauté ? Toujours est-il que l’une des spectatrices, dans un transport d’admiration, ne peut s’empêcher de s’écrier :

Bienheureuse la mère, bienheureux aussi le père,
Bienheureuse aussi la femme qui possède un tel époux !

Le prince l’entend ; mais de cette stance louangeuse il ne veut retenir qu’une chose : par l’épithète dont elle s’est servie, son admiratrice lui a rappelé un substantif devenu assez célèbre pour qu’il ait passé du sanskrit dans les langues européennes et qui désigne la béatitude suprême, la paix absolue et ineffable, unique refuge des âmes tourmentées ; bref, en parlant de personnes bienheureuses elle a, sans y penser, évoqué l’idée du Nirvâna. Merveilleux pouvoir d’un mot à double entente tombant inopinément dans une oreille préparée à le comprendre dans son meilleur sens ! De même qu’un cristal jeté dans une solution sursaturée en provoque aussitôt la cristallisation, de même, à ouïr ces trois syllabes magiques, toutes les aspirations encore vagues et éparses du jeune prince prennent soudain corps dans son esprit. Il a découvert la formule du but idéal vers lequel va s’orienter définitivement sa vie. Mais si l’héroïne, de quelque nom qu’on l’appelle[1], obtient toujours dans les mêmes termes le même résultat imprévu pour elle, sa récompense est bien différente selon les textes. Le commentateur singhalais, chez qui il subsiste encore quelque chose d’humain, veut que le prince lui envoie un riche collier détaché de son propre cou, et ce présent,

  1. Le Vimâna-vatthu (cf. BL p. 98) met en scène p. 81 Kisâ-Gotamî (dont il est dit un mot supra p. 271) et le MVU II p. 1 57 Mṛgî, la mère d’Ânanda. Faut-il noter le rapport verbal avec Luc XI 27 ?