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parfaitement odieuse ; et le baptême sanglant des mithriastes, accroupis sous la rouge et chaude ondée que déverse sur eux un taureau égorgé, lui paraîtrait avec raison un rite atroce. L’horreur du sang versé, sous quelque prétexte que ce soit, est pour lui le commencement de la sagesse.

Après ce long prologue il faut enfin en venir au fait. Notre texte s’ingénie à introduire quelque variété dans son expose en le partageant en trois actes, ou plutôt trois tableaux. Tour à tour il nous montre comment le Bodhisattva a battu sur leur propre terrain les yogui, les ascètes jeûneurs et les rishis légendaires en surpassant les contraintes physiques des premiers, les abstinences des seconds et la parfaite immobilité des troisièmes. C’est pour ne pas se relever avant six ans que Gaoutama s’assoit sur la terre nue de la façon traditionnelle, la tête et le buste droits, les jambes étroitement croisées, les pieds retournés sur les cuisses et les mains réunies dans le giron, plantes et paumes en dessus ; et, pour commencer, il se met à dompter son corps à l’aide de sa pensée. Comme un homme fort qui a saisi un plus faible au collet le secoue et le torture, ainsi, ayant saisi son corps avec son esprit il le torturait tant et si bien que, même pendant les nuits d’hiver, la sueur coulait de son front et de ses aisselles jusque sur le sol. Bientôt souffle inhalé et souffle exhalé finissent par s’arrêter ; quand sa respiration était ainsi suspendue dans sa bouche et ses narines, il lui sortait par les oreilles un grand bruit pareil à celui d’un soufflet de forge[1] ; et quand ses pertuis auditifs étaient à leur tour fermés, c’est contre le sommet de son crâne que la tempête se déchaînait avec tant de force qu’il lui semblait qu’on lui brisait la tête avec un instrument contondant ou tranchant. Tomba-t-il à ce moment dans un de ces états de catalepsie artificiellement provoquée que les yogui de nos jours ne craignent pas de soumettre à l’expertise des médecins européens et de leurs appareils enregistreurs[2] ? Toujours est-il que les dieux eux-mêmes discutent entre eux la question de savoir s’il n’est pas mort, ainsi qu’il en a toute l’apparence. Une divinité officieuse se hâte de monter au paradis des Trente-trois pour alerter sa mère ; et contre toute attente, c’est sous sa forme féminine que Mâyâ descend, accompagnée en véritable reine du ciel de son cortège de nymphes ; car il faut que maternellement elle pleure, que filialement il la console, et que les âmes pieuses en restent attendries[3].

Après cet intermède sentimental, le Bodhisattva reprend de plus belle la seconde série de ses mortifications : car non seulement il n’est pas mort, mais il est écrit qu’il ne saurait mourir avant que les prophéties (ici des anciens Bouddhas et du rishi Asita) ne soient accomplies. Pour changer, il se livre à présent à de prodigieuses abstinences, ne mangeant par jour qu’un seul grain de jujube, puis qu’un seul grain de riz, et enfin qu’un seul grain de mil[4]. De plus fort en plus fort voici même qu’il se refuse toute espèce de nourriture. Nous n’avons pas à deviner l’effet de ces in-

  1. « Soufflet de forge » est l’équivalent, mais non la description de l’appareil (gargarî) qu’emploient les forgerons indiens (karmâra) ; LV p. 251 l. 17.
  2. Ch. Laubry et Th. Brosse, Documents recueillis aux Indes sur les yogui par l’enregistrement simultané du pouls, de la respiration et l’électro-cardiogramme dans Presse médicale no 83, 14 oct. 1936.
  3. Cf. supra p. 68.
  4. À ce propos le LV continue machinalement à mettre dans la bouche du Buddha (p. 255) des propos qui n’auront de sens que prononcés des siècles après sa mort : « Et peut-être penserez-vous, ô moines mendiants, qu’en ce temps-là ces grains étaient plus gros qu’ils ne sont à présent : vous auriez tort de le croire… ».