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l’exposé méthodique et presque rationnel qui fait l’objet du chapitre XXII : c’est la foule des zélateurs laïques qui, à ce même propos, a tiré du fond de sa mémoire et introduit dans les biographies les dramatiques fantasmagories que fait défiler le chapitre XXI. Loin de se contredire, les deux manières de concevoir et d’exposer le triomphe final du Maître se confirment et se complètent mutuellement. Sa victoire sur les suppôts des ténèbres n’est que la face mythologique et populaire de la série des raisonnements scolastiques par lesquels il a conquis la lumière de la Vérité. Les Bouddhistes en avaient très nettement gardé le sentiment. De l’aveu de tous, la défaite de Mâra le Malin et de son armée démoniaque précède l’arrivée à la Sambodhi, sans quoi le Prédestiné n’aurait eu aucun mérite à le vaincre. Leur mise en déroute serait donc un fait accompli dès le soir du premier jour tandis que l’Illumination ne luit qu’avec l’aube du lendemain : pourtant le Mahâvastou insiste sur le fait que les troupes de Mâra n’achèvent de se disperser qu’ « au lever du soleil », tant dans l’esprit de son auteur la déroute des forces mauvaises et l’acquisition de l’omniscience étaient synchroniques. Il n’était pas seul à penser ainsi : la preuve en est que les artistes indiens, fort empêchés de représenter la crise psychologique du Prédestiné, la nuit, dans la solitude, ont pris le parti de la figurer par l’ « Assaut de Mâra » : et cette substitution de motifs a partout recueilli l’adhésion des donateurs bouddhistes[1].

Sorti de ces contradictions plus apparentes que réelles, nous commençons déjà à voir un peu plus clair dans notre sujet. Il devient évident que le fait initial s’est bien passé dans la conscience du futur Bouddha et que l’exposé précis qui va nous être donné de son processus mental est la mise en forme des confidences qu’ont reçues de lui ses premiers disciples. Quant à la mise en scène de la grande bataille entre le moine désarmé et l’innombrable cohorte du Diable (pour l’appeler d’un nom qui nous soit familier), elle est non moins manifestement l’œuvre postérieure de l’imagination populaire travaillant sur les données du folklore ancestral. Les visionnaires qui l’ont conçue et les scribes qui l’ont rédigée ne manquèrent pas à leur manière de logique en dépit de l’incohérence des matériaux que leur fournissaient leurs épopées et leurs vieux recueils légendaires[2] : ils n’en transposaient pas moins sur un plan chimérique tout ce à quoi ils touchaient. Sans chercher plus loin, l’arbre vers lequel se dirige en ce moment le Bodhisattva nous fournit un bon exemple de ces transpositions inévitables. Que le çramane Gaoutama ait suivi la coutume de tous les religieux de son pays en s’asseyant au pied d’un arbre pour y chercher un abri précaire et que cet arbre se soit trouvé être un ficus religiosa[3] entre bien d’autres, nous avons d’autant moins de raisons d’en douter que ce figuier a une histoire. Environ deux cents ans après la mort du Bouddha l’empereur Açoka lui rendit pieusement visite. Il l’environna d’un

  1. MVU II p. 411. — La substitution de l’ « Offrande des Quatre bols » (supra p. 187) n’a pas recueilli le même universel succès. — Sur une suite de bas-relief de marbre décorant un stûpa voisin de Pékin nous avons même constaté que l’Attaque de l’armée de Mâra était placée après la représentation symbolique de la Sambodhi.
  2. En skt itihâsa et purâṇa.
  3. En skt açvattha ou pippala.