Page:Foucher - La Vie du Bouddha, 1949.djvu/149

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mais à force de passer de bouche en bouche, elle s’était matérialisée en se vulgarisant. Des explications de ses cicérones Hiuan-tsang n’a retenu qu’une chose, c’est que le « dragon » était aveugle et qu’il recouvra la vue au passage du Prédestiné.

Le second miracle avait subi une déformation populaire analogue. Au dire des informateurs du pèlerin chinois, l’humble coupeur d’herbe auquel s’adressa le Bodhisattva n’était autre que Çakra, l’Indra des dieux, déguisé pour la circonstance en pauvre paria. Le Lalita-vistara (une fois n’est pas coutume) n’a pas réédité ce perpétuel cliché et son récit de l’affaire ne serait pas sans charme s’il ne le gâtait par sa systématique prolixité :

Or donc, ô moines, ceci vint à l’esprit du Bodhisattva : « Sur quoi étaient assis les Prédestinés antérieurs au moment où la suprême et parfaite Illumination devint leur partage ? » Et là-dessus il pensa : « C’est sur une jonchée d’herbes qu’ils étaient assis… Or il aperçut sur le côté Sud de son chemin Svastika, le ramasseur de fourrage, qui coupait de l’herbe… (suivent onze épithètes pour caractériser ladite herbe). L’ayant vu, le Bodhisattva, s’écartant de son chemin, s’approcha de l’endroit où se tenait Svastika et, s’étant approché, il s’adressa à Svastika d’une voix douce… (suivent soixante épithètes pour caractériser la voix) : « Donne-moi de l’herbe, ô Svastika, vite, aujourd’hui j’ai grand besoin d’herbe ; après avoir détruit Mâra et son armée, j’atteindrai la paix suprême de l’Illumination (suit l’énumération des bonnes œuvres dont celle-ci est la récompense) ». Et Svastika, ayant entendu la parole limpide et douce du Maître, content, transporté, ravi, l’âme joyeuse, prit une poignée d’herbe agréable au toucher, douce, fraîche et pure, et, debout devant lui, il lui dit d’un cœur joyeux : « S’il ne faut que des herbes pour obtenir le précieux séjour d’où la mort est absente, la paix suprême difficile à atteindre de l’Illumination, voie des antiques Bouddhas, attends un peu, ô grand océan de mérites à la gloire infinie, je m’en vais tout le premier connaître ce séjour précieux d’où est absente la mort ! » — « Non, Svastika, l’Illumination ne s’acquiert pas au prix d’une bonne litière d’herbes[1]… »

Et sans se formaliser, mais non sans se répéter, le Bodhisattva explique à ce brave paysan qu’il faut encore au cours des âges avoir accompli bien des actes méritoires, réalisé bien des perfections, reçu bien des prophéties. L’Illumination, si elle pouvait se donner de la main à la main, bien sûr il lui en ferait cadeau, comme à tous les êtres ; puisque la chose est impossible, il partagera du moins avec lui, dès qu’il l’aura découverte, la recette du salut. Ceci dit, sa poignée d’herbes à la main, il reprend son chemin vers l’arbre de la Bodhi ; et, après en avoir fait sept fois le tour en le tenant à main droite, il dispose soigneusement à son pied la jonchée de longs brins de kouça[2] que lui, fils-de-roi, devait à la charité d’un homme de la condition la plus misérable. Sur cette couche pure entre toutes, puisqu’elle servait et sert encore aux brahmanes pour y déposer les offrandes des sacrifices, il s’assoit derechef à la façon des yogui, « face à l’Est », c’est-à-dire regardant vers la Naïrañjanâ dont aucun édifice ne cachait alors la vue, et concentrant sa pensée, il prend une ferme résolution : « Que sur ce siège mon corps se dessèche et que ma peau, mes os, ma chair se dissolvent, — sans avoir atteint l’Illumination si

  1. Le texte tiré du LV p. 285 s. use pour désigner le Buddha de l’appellation Jina, « vainqueur » qu’a depuis monopolisée la secte des Jainas ou Jinistes. — A-mṛtam, en style bouddhique ne peut se traduire par « immortalité » : le terme ne saurait désigner que l’absence de re-mort par arrêt total de vie.
  2. L’herbe kuça de la famille des graminées est une sorte de pâturin dont le nom scientifique Poa cynosuroïdès est dû à son efflorescence en forme de « queue de chien ».