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plus qu’à en déloger le Prédestiné, comme si sa possession était l’enjeu de la lutte. Quand devant un fond de tableau sillonné d’éclairs se ruent sur lui les hordes démoniaques, comment ne pas se rappeler avec Émile Senart l’Arbre-des-nuées des vieux hymnes védiques, frère du frêne Ygdrasil des bardes scandinaves, et le grand drame de l’orage entre les puissances des ténèbres et le Soleil ? Tel était le prestige dont s’auréolait aux yeux des fidèles « l’arbre de la Bodhi » que tous ces souvenirs traditionnels devaient forcément se cristalliser autour de lui dans l’imagination indienne. Mais cela n’empêche nullement son rejeton à la quinzième ou vingtième génération d’être plus verdoyant que jamais ; et il faut voir avec quelle componction les pèlerins collent sur son tronc des plaques d’or battu et ramassent précieusement comme souvenirs les feuilles tombées : car il serait sacrilège d’en cueillir de fraîches. Bien leur prend que, comme la plupart des arbres des tropiques, cette essence perde et refasse ses feuilles en toute saison.

La marche à l’illumination. — Suivons donc le Bodhisattva sans crainte de nous égarer à sa suite, quand, au sortir de son bain dans la Naïrañjanâ, il se rend pédestrement au figuier que son caprice a élu, mais qui, bien entendu, est devenu pour les zélateurs le seul qui fût éligible. Ce court trajet, qu’il est loisible à tous de refaire, est aujourd’hui en partie bordé par les tombeaux des supérieurs du couvent hindou[1] qui, à la faveur de la dévastation du pays par les musulmans et de la suspension forcée des pèlerinages, a pris possession de ce lieu saint bouddhique. Au temps de la visite de Hiuan-tsang, il était encore coupé par deux haltes obligatoires, marquées par des monuments commémoratifs, sur le site de deux épisodes[2] assez célèbres pour avoir fait l’objet de nombreuses représentations. Pour nous ils ont cet intérêt spécial de fournir des exemples du genre de déformations dont sont susceptibles les légendes, alors même qu’elles restent bien localisées. Tous les témoignages veulent en effet nous faire croire que le génie-serpent Kâla ou Kâlika, alerté par le passage du Bodhisattva, lui prédit son triomphe imminent et « le loua avec des stances ». D’après le Mahâvastou il est attiré hors de sa retraite souterraine par le bruit particulier que font les pas d’un Prédestiné, sous lesquels le sol résonne comme un gong — bruit qu’il reconnaît pour l’avoir déjà entendu aux temps fabuleux où les prédécesseurs de notre Bouddha passèrent obligatoirement par la même route pour se rendre au même but. Selon le Lalita-vistara sa demeure, remplie de ténèbres en punition de ses mauvaises actions passées (car une renaissance comme Nâga, en dépit des pouvoirs surnaturels et de l’extraordinaire longévité de ces génies, est considérée comme une déchéance par rapport à la condition humaine), fut soudain illuminée par la splendeur sans égale qui émane du corps d’un Bodhisattva à la veille de la Bodhi. Cette version est celle qui était restée courante à Bodh-Gayâ :

  1. V. ibid. pl. 17. — Les monuments funéraires des soi-disant yogin que sont les mahant du couvent reçoivent en hindi le même nom que leurs exercices de « concentration » mentale (samâdhi).
  2. Sur ces deux incidents renvoyons à AgbG I p. 383 et fig. 194-8 et notons une fois pour toutes que dans son Mahâbodhi p. 34 s. Cunningham a cru pouvoir localiser la plupart des nombreux monuments signalés par Hiuan-tsang sur le site de Bodh-Gayâ.