Page:Foucher - La Vie du Bouddha, 1949.djvu/156

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vagues regrets mal étouffés, tous ces retours sur ce qui aurait pu être si l’on avait voulu — et qui sait, peut-être en est-il temps encore ? —, tous les désirs inavoués qui rampent dans les derniers replis des consciences les plus pures et les plus désintéressées, toutes les réactions instinctives de la moins bonne moitié de notre nature, toute la sourde résistance qu’oppose le corps à l’idéal quasi surhumain de renoncement et d’abstinence que l’esprit a conçu et qu’il prétend lui imposer, voilà ce qu’incarne à présent Kâma-Mâra, et c’est pourquoi il restera, tout au long des Écritures, le tentateur des disciples après avoir été celui de leur Maître. Trait curieux et qui vaut d’être relevé : à force de tourner sans cesse, surtout pendant l’oisiveté de leurs après-midi ; autour des moines et des nonnes, en même temps qu’il restera le Mauvais esprit, il deviendra une sorte d’esprit familier que l’on traitera avec une croissante désinvolture. On se fera un jeu d’éviter ses pièges et d’éventer ses malices : tant et si bien que le grand dieu souverain de notre monde finira par sombrer piteusement dans le ridicule comme le diable toujours dupé de nos contes moyenâgeux[1].

Tels sont en résumé — car sur les relations de Mâra et du Bouddha on a pu écrire tout un livre — les divers visages sous lesquels l’Inde se représente l’incarnation de notre mauvais destin. Mais le Tentateur n’est pas le fléau des seules consciences indiennes : partout il est redouté et honni par les âmes religieuses. Pour ne pas sortir de l’Orient ancien, c’est lui, toujours lui qui sous la forme d’Ahriman tente Zoroastre et sous celle de Satan, Jésus, tout comme sous celle de Mâra il tente le Bodhisattva ; et sous ces trois aspects, c’est toujours de l’ambition qu’il joue comme de son arme la plus sûre pour détourner le futur Sauveur des hommes, de la voie où il se prépare à s’engager ; et toujours, cela va sans dire, sa tentative tourne à son entière confusion. Ce sont là des rapprochements qui ont été faits depuis longtemps et qu’on s’étonnerait avec juste raison de nous voir passer sous silence. À la vérité dans l’Avesta c’est au cours d’une altercation qu’Angra Mainyou (pour lui restituer la forme antique de son nom) propose à Spitama Zarathoushtra la royauté s’il consent à abandonner la « bonne religion mazdéenne » ; mais les récits bouddhiques et chrétiens présentent des analogies plus marquées[2] :

(Aussitôt après son baptême par Jean, Jésus est conduit par l’Esprit dans le désert pour être tenté par le Diable, et celui-ci essaye d’abord, mais en vain, de lui persuader de changer les pierres en pain pour apaiser sa faim après son long jeûne.) Puis Satan emmena Jésus sur une grande montagne, et lui fit voir en un instant tous les royaumes de ce monde : et il lui dit : « Je te donnerai toute la puissance et la gloire de ces royaumes, car elle m’a été donnée et je la donne à qui je veux. Si donc tu te prosternes devant moi, toutes ces choses seront à toi. » Et Jésus lui répondit : « Il est écrit : tu adoreras le Seigneur ton Dieu et ne rendras de culte qu’à lui seul. ».

[Suit un troisième essai qui également échoue.]

Et le Diable, l’ayant tenté de toutes manières se retira jusqu’à une autre occasion.

(Le prince Siddhârtha est au moment de quitter sa ville natale pour entrer en religion.) Et en ce moment, Mâra, dans l’idée de faire revenir sur ses pas le Bodhisattva, vint et, se tenant dans les airs, il lui dit : « Mon cher, ne pars pas ; dans sept jours le joyau de la roue se manifestera pour toi, et tu obtiendras la souveraineté des quatre grands continents avec leur cortège de deux mille petits continents ; reviens sur tes pas, mon cher. » Et le Bodhisattva lui dit : « Qui es-tu ? » Il dit : « Je suis le Puissant. » Et le Bodhisattva lui dit : « Mâra, je sais fort bien que je verrais se manifester la roue ; mais je n’ai que faire de la royauté. Ce que je veux, c’est devenir Bouddha pour la plus grande joie des dix mille univers. » Et Mâra pensa : « Désormais si quelque soupçon de désir ou de malice ou de cruauté lui vient, je le saurai aussitôt que pensé », et il s’attache à lui, guettant une occasion, comme l’ombre suit le corps.

  1. E. Windisch, Mâra und Buddha a traduit (p. 87 s.) deux recueils de ces récits stéréotypés de tentations, le Mâra-samyutta (35 contes) et le Bhikkhuni-samyutta (10 contes) et tenté de déterminer (p. 213 s.) le développement chronologique de la légende de Mâra.
  2. Videvdât XIX 5-9 trad. dans W. Jackson, Avestan Reader, p. 47 ; NK p. 63 ; Luc IV 1-13 (cf. Mathieu IV 1-11). Cf. le commentaire de Windisch, loc. laud. p. 214 s.