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12o En présence de quoi y a-t-il prédispositions ? À quelle occasion y a-t-il prédispositions ? — C’est quand il y a non-connaissance qu’il y a prédispositions ; les prédispositions ont pour occasion la non-connaissance[1]. »

Parenthèse sur l’Inconnaissable. — Arrêtons-nous plus longuement sur ce qu’il faut entendre par cette « non-connaissance » ; car de la réponse à cette question dépend la claire intelligence de toute la formule. Or tandis que du no 1 au no 11 nous saisissons sans peine la sorte de liaison plus ou moins lâche qui enchaîne les termes l’un à l’autre, entre les nos 11 et 12 la connexion nous échappe. Nous voyons bien que ce dernier est figuré par une chamelle aveugle et se laissant docilement conduire par un guide qui n’est autre que la personnification de son karma[2] ; mais, si nous savons déjà où il la mène, nous ignorons d’où il sort avec elle. Évidemment la douzième condition, au lieu d’être machinalement coulée dans le même moule rigide que les dix précédentes, aurait gagné à faire l’objet, tout comme la première, d’un commentaire plus développé, posant l’aboutissement de la série de façon aussi explicite que son point de départ. Cette explication nécessaire, par bonne chance le contexte nous la donne et tout ce que nous savons de la pensée bouddhique la confirme. Une lecture attentive prouve que la formule dite de « la Production en dépendance mutuelle » ne raccorde pas entre eux des concepts abstraits, mais seulement des réalités concrètes ou tout au moins des constatations de fait. Nous devons insister sur ce point, qui est essentiel : insérer dans la série une idée générale quelconque serait une démarche aussi radicalement contraire à son esprit qu’à sa teneur ; et c’est pourquoi traduire, ainsi que l’on fait d’ordinaire, avidyâ par « ignorance », c’est fausser, sinon bloquer, comme par l’introduction d’un corps étranger, tout le fonctionnement de l’engrenage. La façon dont a procédé le Bodhisattva nous est heureusement exposée dans l’ensemble de la manière la plus claire. Partant du fait constant et (quoi qu’en aient dit les stoïciens) indéniable de la souffrance, il a tenté de remonter de proche en proche jusqu’aux sources mêmes du mal ; mais le moment est arrivé (tôt ou tard il arrive toujours) où l’esprit humain rencontre ses bornes et se heurte à l’inconnaissable. C’est du fond de l’Inconnu — c’est de l’ « Invu[3] », comme disent toujours les pandits ou, comme nous dirions, de l’Invisible — que jaillissent en fin de compte ces prédispositions accumulées au cours des âges et qui déterminent les modalités de chaque personnalité nouvelle ; et comme c’est bien à son insu que l’individu hérite de ce legs du passé, nous emploierons comme équivalent à avidyâ le terme d’ « inconnaissabilité » — étant bien entendu qu’il faut entendre par là non pas une notion, mais un fait, et même un fait d’expérience commune : le fait que nul ne sait d’où proviennent les impérieuses, sinon irrésistibles tendances

  1. Les noms skt des 12 nidâna sont jarâ-mâraṇa, jâti, bhava, upadâṇa, tṛṣṇa, vedaṇâ, sparça, shaḍ-âyatana, nâma-rûpa, vijñâna, saṃskâra et avidyâ. Sur leur figuration tant à Ajaṇtâ que sur les peintures tibétaines et sino-japonaises, v. L. A. Waddell Lamaism p. 105 s., Rhys Davids, Buddhism (American Lectures) p. 155 s. et J. Przyluski dans JA oct.-déc. 1920 p. 313 s. La symbolisation du no 8 par des ouvertures béantes n’est pas sans rapport avec l’étymologie populaire d’âyatana = âyaṃ tanoti : il tend l’entrée ; comme le mot a fini par désigner, en même temps que les six sens, leurs six objets (couleurs et formes, sons, touchers, odeurs, saveurs et représentations) nous l’avons traduit par « cadre ». Le bateau sur l’Océan du no 9 avec son passager paraît inspiré par la métaphore de la traversée de la « mer des sensations » longuement développée dans le Samyutta-nikâya IV p. 157 (cf. Oldenberg p. 205), et se trouve déjà dans BC xiv 75 (cf. LV p. 216 l. 2 ; 361 l. 5 ; 374 l. 18 etc.). De même le singe du no 10 ne doit pas être sans rapport avec celui auquel le même recueil (II p. 94 ; cf. Oldenberg p. 293) compare justement la volage conscience.
  2. Il convient de rappeler que dans le Yoga l’avidyâ (no 12) est aussi appelée netrî, « la conductrice », mais la question est ici des plus compliquées (v. Przyluski loc. laud. p. 329)
  3. Le nom skt. du Fatum est Adṛshṭam. L’interprétation ici offerte de l’avidyâ est sujette à caution du fait que ce nidâna ne figure pas dans des listes anciennes. Le BC (xiv 72-6), le Mahâpadâna-sutta (Dial. II p. 26) et le Mahânidâna-sutta (ibid. p. 51-2) ne remontent pas au delà du no 10 (ce dernier omet également le no 8), et chez eux « conscience » et « personnalité » s’étayent l’une sur l’autre. Sur ces flottements v. É. Senart, À propos de la théorie bouddhique des douze nidâna dans Mélanges Ch. de Harlez p. 281 s. ; J. Przyluski, loc. laud. p. 327 et P. Demiéville, Les versions chinoises du Milinda panha dans BEFEO XXIV 1924 § 64-5 et 67. Nous avons cru toutefois devoir nous en tenir ici à l’énumération habituelle : et, en tout cas nous pensons que la démarche initiale de la pensée du Buddha fut de remonter de la constatation de la douleur à ses origines de plus en plus lointaines : c’est en ce sens que les douze conditions s’enchaînent de la façon la plus cohérente ainsi que les exégètes modernes énumérés à la note de la p. 174, 9 ont dû en convenir.