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nables listes de dharma ou « normes » — entendez ici par ce mot à tout dire, les éléments ou facteurs derniers du monde des apparences, les grains (que ne réunit aucun fil !) du chapelet de nos états de conscience — peu importe : il a tout au moins fixé les lois de leurs fugaces apparitions[1]. Vraisemblablement aussi, dans sa préoccupation de compatissant thérapeute, il s’est avant tout intéressé aux retentissements de sa doctrine sur la destinée humaine, et il a laissé aux théoriciens postérieurs le soin de l’adapter à l’ensemble de l’univers. Un fait ne s’impose pas moins de toute évidence aux historiens de la philosophie : les tenants de la révélation védique ne s’inquiètent que de retrouver l’Un sous le Multiple et de dégager l’Être en soi du voile versicolore de la Mâyâ ; les rationalistes se plaisent à faire danser l’ondoyante Nature pour le divertissement et le dégoût final de l’immuable Esprit ; les bouddhistes se refusent à découvrir nulle part derrière les phénomènes aucune substance, aucune entité, aucun noumène. C’est ce qu’a bien noté Paul Oltramare : « Tandis que le Védânta affirme l’être et nie le devenir, tandis que le Sânkhya affirme à la fois l’être et le devenir, le bouddhisme nie l’être et ne garde que le devenir[2] ». À de tels dissentiments théoriques ne pouvaient que correspondre des conceptions non moins différentes du salut. Le Védantiste ne rêve pour son âme que de « non-dualité », de réabsorption dans le Grand Tout dont elle est une parcelle momentanément égarée. L’idéal pour l’adepte du Sânkhya est au contraire « l’isolation » totale de l’Esprit, son complet dépêtrement des liens où se plaît à l’enlacer la tentaculaire Nature. Le but que de son côté se propose le bouddhiste est la « cessation », l’abolition pure et simple, en ce qui le concerne, du train douloureux du samsâra. En léguant à ses disciples, comme fruit de ses études et de ses méditations, le double mot d’ordre de la « vacuité » et de la « suppression », le Bouddha (qu’il ait été ou non le premier à le proclamer sans aucune ambiguïté) s’est placé pour nous à la tête d’un des trois grands courants de la pensée indienne.

Nous ne pouvons ici qu’esquisser brièvement cette doctrine assez difficile à pénétrer, surtout pour des gens élevés comme nous dans des idées soi-disant spiritualistes, lesquelles ne sont en fait que l’héritage mal épuré des superstitions animistes de nos sauvages ancêtres. Une comparaison viendra, cette fois encore, à notre secours. Plaçons un Occidental devant une rivière : son premier soin va être de lui donner un nom et de relever son tracé depuis sa source jusqu’à son embouchure ; ce que faisant, il lui créera une apparente individualité entre toutes les rivières qui figurent sur les cartes. Cette première opération le retient sur le plan pratique de la recherche expérimentale. Si à présent on l’invite à philosopher, il discernera vite, comme jadis Héraclite, le caractère perpétuellement évanescent de l’écoulement des eaux ; mais on aura beaucoup plus de peine à lui faire admettre que leurs rives ne constituent pas en revanche un cadre solide et per-

  1. C’est ce qu’a bien montré Th. Stcherbatsky dans Central Conception of Buddhism and the meaning of the word Dharma (Londres, 1928). Le mot Dharma qui signifie tour à tour « norme, statut, coutume, droit, justice, loi, devoir, moralité, religion, etc. » prend ici le sens technique de facteur ultime des apparences, car il faut bien qu’à un moment donné la décomposition des agrégats en leurs éléments composants s’arrête. Notez à ce propos que la vieille doctrine ignore encore la théorie atomique.
  2. P. Oltramare, Histoire des idées théosophiques dans l’Inde, II p. 166 (Paris 1923).