Page:Foucher - La Vie du Bouddha, 1949.djvu/208

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manent. C’est à ce moment que commence son désaccord avec le bouddhiste : aux yeux de celui-ci non seulement le flot qui passe est fait d’une pluralité de phénomènes en apparition et disparition incessantes ; mais les bords mêmes qui en façonnent le cours et lui confèrent provisoirement un semblant de réalité ne sont pas moins inconstants que lui. Et ce n’est pas tout : il ne suffit pas que nous tombions d’accord — ce qui ne nous coûtera guère, puisque les Grecs l’ont dit — qu’on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve ; il nous faut encore apprendre quelque chose de plus : le baigneur qui revient aujourd’hui à la même place de bain qu’hier n’est pas davantage le même homme. Ainsi que la rivière n’est que la fuite de milliers de gouttes d’eau distinctes entre des rives toujours changeantes, ainsi ce que nous appelons notre moi n’est qu’un flux d’états de conscience défilant à travers un organisme psycho-physique d’autant plus instable qu’il n’a pas d’existence réelle en dehors d’eux. Bref, les moules où se coule notre perception des choses ne sont pas moins illusoires qu’elles ; éléments formatifs, formations et formes s’évanouissent finalement dans le même mirage ; en termes techniques, les coefficients ou samskâra ne sont pas moins impermanents que les dharma qu’ils coefficient[1]… — Mais, objectera-t-on, si l’on a besoin de traverser la rivière, c’est en vain que l’on attendra qu’elle ait fini de couler. — En effet : l’expérience apprend qu’il y a une certaine suite dans les choses, et pour en rendre compte le Bouddha enseigne qu’entre ces dharma multiples, tous distincts et tous momentanés, il existe une loi de dépendance causale qui les organise en séries continues[2]. C’est même cette spécieuse continuité qui, décevant les ignorants et les sots, les fait tomber dans la pire des erreurs, à savoir la croyance en l’existence substantielle de leur moi personnel. Une fois cette hérésie dissipée, tout s’éclaire dans l’esprit du disciple comme dans le système du Maître. L’homme se reconnaît enfin pour n’être que le siège irréel et passager d’une fuyante série de phénomènes mentaux — les seuls, est-il écrit, qui comptent. Non seulement embryon, enfant, adulte, vieillard, il est toujours en état de transformation, mais à aucun moment de sa vie il n’est celui qu’il était l’instant d’avant. Dès lors il devient superflu de se demander si l’individu qui renaît est le même que celui qui remeurt, ou un autre. N’étant plus une entité, il ne peut être, pour emprunter le mot du biologiste Le Dantec, rien de plus qu’une « histoire » ; et la fatale aventure « karmique » dont incidemment il se croit le héros est destinée à se poursuivre sans trêve, de réincarnation en réincarnation, tant que lui-même ou l’un de ses inconscients continuateurs n’aura pas eu les yeux déssillés par la parole du Maître. Mais une fois qu’il sera éclairé sur l’impermanence et l’insubstantialité de son moi comme du monde, la futilité des désirs lui apparaîtra en même temps que l’inanité de leurs objets. Les passions égoïstes qui le lient au cycle du Samsâra — à la grande Roue

  1. C’est ce qu’Indra proclame solennellement à l’heure du Pari-nirvâna (supra p. 314).
  2. Skt santâna ou encore hetu-kriyâ-paramparâ, « succession des causes et effets » (LV, p. 393 l. 8).