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scrupules s’empare de leurs parures et s’enfuit avec son butin. Quand ils s’aperçoivent de sa disparition et du larcin qu’elle a commis, tous courent de-ci de-là à sa recherche et, rencontrant par hasard le Bouddha, ils lui demandent s’il n’a pas vu passer leur voleuse. La réponse semble tomber de la bouche de Socrate : « Or donc, que pensez-vous, ô jeunes gens, qu’il vaille mieux pour vous, d’aller à la recherche de cette femme ou d’aller à la recherche de vous-mêmes ? » Il n’en faut pas davantage pour transformer et sceller leur destin. La voix du Maître les fait rentrer en eux-mêmes, et, renonçant à leurs joyeuses folies, ils écoutent docilement sa prédication. Ci trente moines de plus : on ne s’inquiète pas de nous dire ce qu’il advint des vingt-neuf épouses si prestement abandonnées[1].

Les conversions d’Ouroubilvâ. — Mais si le Bouddha revient ainsi directement de Bénarès au lieu de son Illumination, c’est parce qu’il rêve d’une pêche d’âmes encore plus miraculeuse. Il ne se peut pas que, dès sa venue à Ouroubilvâ, il n’ait eu connaissance de l’existence, dans le voisinage immédiat de ce village, d’une et même de trois importantes confréries d’anachorètes brahmaniques, ayant pour supérieurs trois frères, réputés descendants du grand rishi Kâçyapa. Coiffés d’un énorme tour de cheveux, vêtus de pagnes d’écorce[2], logeant sous des huttes de feuillage, vivant en bordure de la djangle avec leurs novices et leurs troupeaux et, grâce à ces derniers, se nourrissant à peu près eux-mêmes, pratiquant les sacrifices, les études et les méditations qui conviennent à ceux qui se sont retirés dans la forêt[3], ils formaient une sorte de colonie ou, si l’on préfère, d’avant-poste brahmanique aventuré dans un pays encore mal aryanisé. Leurs austérités, leurs rites compliqués, leurs traditions mythologiques et cosmogoniques, leur bagage littéraire et grammatical déjà considérable en « la langue parfaite » (entendez le sanskrit), les avaient vite imposés à la vénération populaire. Prétendre les convertir à la nouvelle doctrine alors que sur un point capital — la négation bouddhique du Soi et de l’Être-en-soi[4] — celle-ci était justement aux antipodes de leurs propres théories, c’était, pour dire le moins, s’attaquer à forte partie ; c’était aussi, en cas de succès, assurer par un coup d’éclat la prédominance de la Bonne-Loi[5]. Avant son excursion aller et retour à Bénarès, le Bouddha, dans l’enivrement de sa découverte, avait-il amorcé de ce côté quelque tentative dédaigneusement repoussée ? Nous ne pourrons jamais le savoir[6], car le premier soin de la légende aura été de faire le silence sur cet échec, si tant est qu’il se soit produit. Mais voici qu’à présent le Prédestiné revient porté sur les ailes de ses récentes victoires. Plus que jamais sûr de lui-même et convaincu de sa mission salvatrice, il engage sans désemparer la lutte et, fort astucieusement, commence par s’installer dans le camp ennemi. L’ainé des trois frères, le Kâçyapa d’Ouroubilvâ, vieillard extrêmement avancé en âge, ne peut faire autrement que

  1. Sur les Triṃça-goshṭika ou Bhadra-vargîya v. MVA i 14 ; MVU III p. 375 s. ; ANS p. 247-8 ; NK p. 80 etc.
  2. Skt jâṭâ d’où leur nom de Jâṭilas. Il s’agit de l’écorce de certains arbres laquelle se laisse battre en longs filaments d’étoupe. Les parṇa-çâlâ sont fréquemment figurées sur les bas-reliefs.
  3. Skt âraṇyaka.
  4. Âtman-Brahma.
  5. L’ANS p. 293 prête ce calcul au Bouddha. Cf. Leben p. 249.
  6. Cf. supra p. 192-3. L. Feer, Des premiers essais de prédication du Buddha Çâkyamuni (JA, 1866 : reproduit dans Études bouddhiques, 1re Série, Paris, 1870) a vainement tenté de tirer des témoignages conservés la démonstration de cette thèse indémontrable.