Page:Foucher - La Vie du Bouddha, 1949.djvu/232

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et déjà sans doute l’entrée dans la Communauté était interdite par la coutume non seulement aux malades graves et aux grands criminels, mais encore à tous ceux dont l’ordination aurait porté préjudice aux droits d’une tierce personne, tels que les enfants mineurs, les esclaves, les gens du roi, et encore les débiteurs qui auraient trouvé là un moyen par trop commode de narguer leurs créanciers[1]. L’argument suffit donc à clore la bouche des gens du Magadha ; et il serait pour tous sans réplique si effectivement le Bouddha avait possédé la Vérité totale ; malheureusement (nous le voyons clairement à distance) il n’en avait saisi qu’une parcelle, et celle-ci même était étroitement conditionnée par son ambiance. N’importe : il a suffi qu’il se crût en toute sincérité détenteur de cette force irrésistible pour transformer le plus compatissant des hommes en le plus impitoyable des saints. Ne comptez pas sur lui pour s’attendrir sur le sort des femmes et des enfants, devenus du jour au lendemain veuves et orphelins du vivant de leur époux et père, ni non plus sur celui des vieux parents privés de l’espoir de toute postérité — chose si importante dans les idées indiennes, à cause de la nécessité de perpétuer les rites funèbres en l’honneur des ancêtres. Il partageait la dure et égoïste croyance de son temps selon laquelle il n’y avait pas de salut hors de la vie monastique ; et il tenait que chaque nouveau prosélyte se devait de sacrifier tout et tous, sans remords ni pitié, à la poursuite de son idéal. La « délivrance des êtres », à la manière dont ses contemporains et compatriotes l’entendent, rien d’autre ne compte aux yeux du Sauveur indien. Et son cas est loin d’être unique. Rappelons seulement ici ce que dit l’Évangile : « En vérité je vous le déclare : Quiconque aura quitté sa maison, ses parents, ses frères, ses enfants pour le royaume de Dieu recevra le centuple en ce monde, et, dans le monde à venir, la vie éternelle[2]. » Aussi E. Renan a-t-il pu écrire dans sa Vie de Jésus : « Il n’y a pas d’homme, Câkya-mouni peut-être excepté, qui ait à ce point foulé aux pieds la famille, les joies de ce monde, tout soin temporel. » Il faut encore excepter celui qui fut le parfait disciple de l’un et l’inconscient imitateur de l’autre, st François d’Assise. De même que le moine mendiant est en définitive le seul chrétien complet, le bhikshou est le seul vrai bouddhiste ; et il n’a pas dépendu de ces trois réformateurs, s’ils avaient été écoutés de tous, que la société humaine ne fût bouleversée de fond en comble et finalement détruite. Non plus que le Christ, le Bouddha « n’est pas venu pour apporter la paix sur la terre, mais bien plutôt la division dans les familles » : il va nous en donner une nouvelle preuve, plus que jamais éclatante, quand après sept ans[3] d’absence, il revient visiter sa ville natale dans le dessein de convertir bon gré mal gré tous les siens. Reconnaissons-le ; il y a un grand fond de vérité dans cette définition humoristique recueillie de la bouche d’une missionnaire irlandaise aux Indes : « Nous sommes au catéchisme. — Question : Qui sont les saints et les

  1. Cf. MVA I 39-71.
  2. Luc XVIII, 29-30 et X 49-53 ; Mathieu XII 34-6. — Cf. Renan, loc. laud. p. 458.
  3. En comptant « sept ans » nous suivons la chronologie du MVU, de beaucoup la plus rationnelle. Le point unanimement admis est que Râhula, le fils du Buddha, était âgé de six ans lors du retour de son père à Kapilavastu : aussi le MVU ne le fait-il naître que « dix mois » après le Départ puisqu’il le fait descendre dans le sein de sa mère la nuit même de l’Abhimishkramaṇa (II p. 159 1. 3). La NK qui veut au contraire que le Bodhisattva ait appris avant son évasion la naissance de son fils (cf. supra p. 103) est obligée de resserrer les événements qui suivent immédiatement la Sambodhi. Après la première saison des pluies passée (tout le monde en est d’accord) dans le Bois des Gazelles de Bénarès elle compte (p. 88) trois mois pour les miracles d’Urubilvâ et seulement deux mois pour le séjour à Râjagṛha, ce qui conduit jusqu’à la fin de l’hiver et permet (en escamotant la deuxième saison-des-pluies, passée au Magadha) d’appliquer au printemps les stances traditionnelles sur le voyage que le MVU rapporte à l’automne et de gagner ainsi un an. Quant à la tradition tibétaine, elle accumule à plaisir les difficultés en plaçant le retour à Kapilavastu non plus six ans après le grand départ, mais six ans après la Sambodhi, soit au total après douze ans d’absence, ce qui la contraint à admettre que Râhula est demeuré six ans dans le sein de sa mère et n’est venu au monde que vers la fin des six ans d’austérité (Life p. 32). Il est curieux de retrouver cette absurde légende interpolée sans rime ni raison dans le MVU (III p. 172 s.) et même justifiée par la prétendue « maturation » d’un acte commis dans une naissance antérieure. — On notera que le cycle de Kapilavastu se poursuit au moins jusqu’à la trente-sixième année du Maître et se trouve ainsi enclore celui de Bénarès et la meilleure partie de celui du Magadha.