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currence déloyale que les hétérodoxes. Ajoutez qu’on n’échappe pas facilement à l’emprise des préjugés sociaux. Avec une sereine inconséquence les bouddhistes, fiers d’avoir un prince pour fondateur, proclamaient que la caste des nobles est supérieure à celle des brahmanes ; après quoi, pour les besoins de leur polémique, ils soutenaient que les prétendus droits de la naissance n’ont aucune valeur puisque tous les enfants des hommes (à l’exception de leur Maître) naissent pareillement et pareils. Ce qui définit pour eux le brahmane, ce n’est donc ni la couleur du teint, ni la généalogie, ni l’érudition védique, mais seulement la sagesse et la vertu : il n’empêche que ce terme générique a d’ordinaire dans leurs écrits une acception élogieuse, tandis que l’appellation donnée par eux aux çramanes hétérodoxes est toujours un terme d’opprobre ; tant il est vrai qu’il n’est pire haine qu’entre proches voisins[1]. De leur côté les membres de ce que nous appelons à tort la caste sacerdotale tenaient sûrement compte à Çâkya-mouni, jusque sous son manteau de moine, de sa noble extraction, et c’est ainsi qu’un respect mutuel s’établissait souvent entre lui et les chefs d’écoles brahmaniques. Toutefois il ne nous est pas caché que ceux-ci ne se souciaient guère d’affronter en personne sa virtuosité dialectique et sa profonde connaissance du cœur humain — voire même ses cinglants quolibets, si tant est qu’il ne dédaignât pas d’user de ceux par lesquels ses adhérents ne se lassaient pas de ridiculiser leurs adversaires. Ceux-ci prétendaient en effet, pour justifier les sacrifices sanglants, que les animaux égorgés par eux gagnaient le ciel : alors pourquoi ne se hâtaient-ils pas de sacrifier leur parenté pour lui assurer sans plus tarder le même bonheur céleste ? Ou encore ils proclamaient qu’un bain dans leurs fleuves sacrés purifiait de tous les péchés : c’était en vérité faire la partie belle aux crocodiles et aux grenouilles du Gange, etc. Aussi l’entourage des grands docteurs brahmaniques les exhortait-il à ne pas compromettre leur prestige personnel en rendant visite à un çramane, si renommé qu’il fût ; et d’ordinaire ils commencent par lui décocher un de leurs étudiants, chargé de mettre à l’épreuve sa réputation d’omniscience[2]. Une fois même un vieil anachorète lui envoie du fond du Dekkhan non moins de seize de ses disciples. Coiffés de leurs tours de cheveux nattés, et drapés dans leur peau d’antilope noire, ils cherchent de ville en ville le Bienheureux jusqu’à ce qu’ils le découvrent enfin dans une grotte rocheuse du Magadha, en train de prêcher à ses moines, et obtiennent de sa bouche une réponse satisfaisante à toutes les questions qui causent leurs perplexités[3].

On se plaint parfois que l’histoire ne relate guère que les faits et gestes des grands de la terre : la faute n’en est pas tant à l’historien qu’à l’esprit servile de l’humanité. Nous ne nous étonnerons donc pas que les vieux sculpteurs de l’Inde centrale consacrent tant de bas-reliefs aux visites que le Bouddha reçut des rois de son temps. Bimbisâra, le souverain du Magadha, était

  1. V. par ex. dès le début du MVA I 2, la rencontre avec le « brahmane grognon » ; mais la section 26 du DhP exalte le vrai brahmane tandis que le SN st. 381, 891-2 etc. critique les tîrthya ou tiṭṭhika et leur façon de discuter.
  2. V. notamment l’histoire du brahmane Pokkharasâdi (Pushkarasârin) dans Dial. I p. 108 (cf. Life p. 82 s.) et celle de Sonadaṇḍa (ibid. p. 144).
  3. V. Pârâyaṇa-vagga du SN V et cf. AgbG fig. 432 où le « sanctuaire rocheux » (pâsana-cetiya) est effectivement représenté.