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que soit l’être vivant que l’on veuille biographier, on ne pourra jamais le saisir qu’à un moment transitoire de ses existences multiples ; et comme chacune de ces vies ne s’explique qu’en tant que résultat des bonnes ou mauvaises actions commises par lui dans une vie antérieure (en un mot, qu’en fonction de son karma[1]), force serait de remonter de proche en proche dans son passé jusqu’à se perdre dans la nuit des temps : entreprise évidemment désespérée ; et ainsi, dès les premiers pas, le terrain que nous croyions solide (car quoi de plus simple que de conduire, littérairement parlant, un homme de son berceau à sa tombe ?) se dérobe sous nos pieds.

— Qu’à cela ne tienne, dira-t-on peut-être. Les notions et même les appellations de karma et de samsâra nous sont déjà familières. Du premier nous avons lu la formule dans Victor Hugo : « L’homme a ses actions pour juges : il suffit » ; et quant à la transmigration des âmes, les Grecs avaient déjà un nom pour cette théorie — un nom d’ailleurs fort mal fait : car ce n’est pas métempsychose, c’est métensômatose qu’il eût fallu dire, puisque c’est l’âme qui passe de corps en corps. Pythagore professait qu’il avait gardé le souvenir de ses existences passées ; et César a constaté chez nos ancêtres gaulois la même croyance. Nous ne trouvons rien là de si étrange, et nous croyons fort bien comprendre chacune de ces deux lois ainsi que les raisons de leur étroite association. — Prenez garde que vous êtes peut-être en train de vous fourvoyer à fond. Vous admettez sans peine qu’un être puisse changer de corps comme on change de vêtement parce que (sans vous inquiéter de ce qu’a de matérialiste ce spiritualisme apparent) les brahmanes et vous croyez à l’existence substantielle et permanente de l’âme ; et l’on ne pourrait d’ailleurs, selon eux et vous, parler de véritable sanction morale si ce n’est pas la même âme qui traverse ces destinées successives. Or rien n’est justement plus contraire à la doctrine bouddhique. Selon celle-ci, le moi n’est qu’un agrégat périssable, au même titre que le corps, et se dissout comme lui à l’heure de la mort. Votre logique se récrie-t-elle contre pareille théorie et les contradictions où elle s’embarrasse ? Vous n’êtes pas les premiers. Dès avant notre ère le roi indo-grec Ménandre, et sans doute avec lui ses compagnons d’aventure, se refusaient à comprendre qu’on pût parler de rétribution morale si l’être qui hérite du mérite et du démérite accumulés au cours d’une existence donnée n’est pas celui qui en mange les fruits, doux ou amers, au cours de sa nouvelle renaissance. Et, dans le dialogue qui porte le nom de ce roi[2], à grand renfort de comparaisons et de paraboles, le révérend Nâgasêna s’efforce de lui démontrer que l’être qui renaît est à la fois le même et un autre que celui dont il est la continuation. Si l’on allume une lampe bien garnie, ne brûlera-t-elle pas toute la nuit ? À chacune des trois veilles nocturnes sa flamme sera différente, et pourtant n’est-ce pas toujours la même huile qui

  1. Karman (nom. n. Karma ; pâli Kamma) signifie proprement « acte, action, œuvre » et au sens védique « l’œuvre rituelle, le sacrifice » ; pour les bouddhistes il désigne particulièrement les œuvres qui, produisant mérite ou démérite, déterminent les conditions des futures renaissances, puis, par extension, le fruit (phala) ou maturation (vipâka), c.-à-d. le résultat « blanc, gris ou noir » desdites œuvres, qu’elles soient physiques, orales ou mentales. (Sur les diverses variétés du Karma v. BPh p. 180 s.). Dans le bouddhisme tardif, le Karma, en sa qualité d’instrument de la rétribution morale, tend de plus en plus à devenir la grande loi qui régit ou même crée toute l’apparence de l’univers.
  2. Milinda-pañha, éd. Trenckner p. 25-6 ; trad. L. Finot p. 58. La question revient supra p. 206 et 334.