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débarque à Ceylan, la première étape bouddhique sur la grand-route maritime de l’Extrême Orient, l’éprouve de façon saisissante. Transporté sans transition hors du tumulte et de l’éblouissante lumière du port dans l’ombre et le calme de la plus prochaine pagode, il ne peut s’empêcher de se demander, tandis que le hurlement lointain des sirènes des steamers se mêle au bruissement des palmes, si ce dont sourit le grand Bouddha assis sur l’autel n’est pas la vaine agitation de notre vie occidentale et l’inutile fracas de notre civilisation de fer. Le contraste est si frappant qu’il lui semble entrer dans un autre monde : la suite montrera qu’il n’a pas tout à fait tort.

Résignons-nous donc à laisser provisoirement de côté toutes nos conceptions acquises ou innées sur la destinée humaine, et à envisager à leur place une série de principes directeurs qui nous sont plus ou moins étrangers. C’est bien dans un autre univers qu’il s’agit pour nous de pénétrer, un univers, hâtons-nous de le dire, qui n’est nullement fermé à notre intelligence ni à notre sympathie, mais qui, à raison de son originalité même, se meut dans un cercle d’idées fort différentes de celles auxquelles nous avons été accoutumés dès le berceau. Comme toutes les productions du génie indien, le bouddhisme est à la fois pour nous intelligible et inadmissible, proche et lointain, pareil et disparate. Le fait est d’expérience constante, et l’histoire en rend aisément compte. Les derniers colonisateurs de l’Inde étaient des gens de même race et de même mentalité que nous ; et voilà qui justifie une certaine parenté dans les conceptions morales et les démarches logiques. Mais, d’autre part, au sein de cette immense serre chaude, les Indo-Européens se sont forcément mêlés à quantité d’autres peuplades et ont vécu presque entièrement en dehors de notre horizon méditerranéen, isolés qu’ils étaient par le haut rempart de leurs montagnes et les profondes fosses de leurs mers : et voilà qui n’explique pas moins les divergences auxquelles nous allons dès l’abord nous heurter. Et ce qui est vrai de la doctrine bouddhique ne l’est pas moins de la biographie de son fondateur. Si humaine qu’elle soit et par bien des points si voisine des « vies des saints » que nous lisons dans la Légende Dorée, nous ne pourrons la comprendre que grâce à une sorte de mise au point ou, si l’on préfère ainsi dire, d’accommodation d’optique préalable.

ITransmigration et Œuvres. — Premier embarras et première surprise : par où commencerons-nous à retracer l’existence du Bouddha ? — Par le commencement, répondra-t-on sans doute : or, il n’y en a pas. Le Bienheureux l’a proclamé lui-même : « La transmigration des êtres (samsâra[1]), ô mes disciples, a son origine qui se perd dans le passé. Impossible de découvrir un commencement à partir duquel les êtres engagés dans la nescience, enchaînés par la soif de l’existence, ont erré de renaissance en renaissance et gémi, et pleuré, et versé plus de larmes qu’il n’y a de gouttes d’eau dans le grand Océan[2]… » Ainsi, quel

  1. Saṃsâra, dans son sens large, désigne le flux universel du perpétuel devenir, et plus particulièrement le tourbillon des renaissances, le cercle sans commencement ni fin qui dans son incessante rotation entraîne tous les êtres : aussi la carte en a-t-elle été dressée sous l’aspect d’une grande Roue (v. l’image tibétaine publiée par L. A. Waddell, Lamaism, p. 102 et 108). Nous donnons (fig. 1) un schéma de la « Roue de la transmigration » (saṃsâra-cakra)
    Fig. 1. — Schéma de la roue du Saṃsâra.
    établi d’après la description la plus ancienne connue, celle que donne le DA p. 300. On remarquera qu’elle ne compte originairement que cinq rayons et ne donne place qu’à cinq et non six gati (« voies », ou « destinations », à la fois régions et conditions de renaissance) comme dieu, homme, animal, larve ou damné (cf. supra p. 161 et 174). Une explication historique de l’introduction postérieure d’une sixième gati, celle des Asuras, est proposée dans Mém. de la Délég. arch. fr. en Afghanistan, t. I p. 267. Est-il nécessaire de rappeler « que la Création est une grande roue » (V. Hugo) dans l’imagination européenne aussi bien qu’asiatique ? Mais tandis que c’est le monstre hideux de l’impermanence qui enserre dans ses griffes la roue bouddhique, c’est le Christ qui sur les fresques du Campo Santo de Pise tient les sphères embrassées.
  2. La citation est empruntée au Samyutta-nikâya, II, 170.