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qu’à la ville ou à la cour. Ainsi va l’humanité. Soyez bon, soyez grand, soyez aussi miséricordieux que lucide et vouez votre vie au salut de vos semblables : vous ne tarderez pas à vous apercevoir, même dans l’Inde, que vous avez embrassé le plus ingrat des métiers. Par une amère ironie, votre amour du prochain ne manquera pas de vous créer des ennemis, et plus ils seront proches de vous, plus ils se montreront acharnés à votre perte.

Dans l’histoire comme dans la littérature il n’est guère de situation pathétique qui ne demande à être machinée par un traître. Il n’est guère non plus de traître que romanciers ou dramaturges ne noircissent à plaisir. L’historien se doit de garder une attitude plus équitable. Quelle idée faut-il nous faire au juste de ce Dêvadatta, cousin germain de Çâkya-mouni, que l’on a souvent surnommé le Judas Iscariote du Bouddhisme ? À lire les nombreuses pages que les Écritures lui consacrent on ne tarde pas à distinguer (une fois de plus) deux courants traditionnels qui se côtoient, non sans parfois se mêler ni se contredire. L’un le charge de tous les crimes imaginables pour la simple raison qu’il a commis le plus inexpiable de tous en tentant de créer un schisme ou, comme on disait, une « rupture de la Communauté » : c’est la version populaire. L’autre, élaborée dans des cercles plus intellectuels, expose de façon beaucoup plus rassise et vraisemblable les motifs invoqués et les ressorts mis en œuvre par lui en vue de la réalisation de son criminel dessein. Il va sans dire que, de part et d’autre, on le condamne sans appel. Mais, tout comme à propos des Hétérodoxes, nous ne pouvons en bonne justice oublier qu’après tout, dans ce procès, nous n’entendons que le réquisitoire. S’il ne nous appartient pas de plaider la cause du coupable, notre devoir est du moins de peser les griefs portés contre lui et de relever jusque dans l’acte d’accusation les circonstances qui, à des yeux non prévenus, pourraient paraître atténuantes.

Vu de ce biais, Dêvadatta cesse d’être le monstre que d’aucuns nous dépeignent. Ce n’est en définitive qu’un homme pareil ou même supérieur à bien d’autres, seulement gonflé d’orgueil et d’ambition, et intérieurement rongé par le plus répandu et le plus méprisable des péchés capitaux, à savoir l’envie. Qu’il soit censé avoir fait partie de la première ou de la seconde levée monastique des jeunes Çâkyas[1], il a sollicité et obtenu son entrée dans l’ordre. On reconnaît qu’il a étudié, qu’il a franchi les degrés de la méditation, qu’il a acquis les pouvoirs surnaturels, qu’il jouit de la considération des laïques, et même qu’il ne lui manque que deux ou trois des signes caractéristiques du Bouddha, dont il est l’égal par la naissance. Il considère que le Maître se fait vieux, qu’il est temps pour lui de songer à la retraite ; et il s’offre à le remplacer à la tête de la Communauté. Sa demande est écartée sans ménagement aucun : le Bienheureux ne songe même pas à se démettre en faveur des deux grands disciples ; comment céde-

  1. Supra p. 236 ; tout donne à penser que Devadatta était sensiblement plus jeune que le Buddha en dépit de la légende contée supra p. 85 ; l’histoire de ses complots est rapportée dans CVA VII.