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rait-il sa place et confierait-il son troupeau à un homme dans l’esprit duquel il lit à livre ouvert la bassesse et l’envie ? Furieux de cette rebuffade, Dêvadatta change ses batteries. Il ne manquait pas dans la Communauté de moines imbus du vieil idéal ascétique ; piqués d’émulation par l’exemple et plus encore par les railleries des sectes plus rigoristes, ils critiquaient comme excessives les concessions faites par Çâkya-mouni sur les cinq chapitres de la résidence, des invitations à dîner, du vêtement, de l’abri et de la nourriture. Soit par conviction personnelle, soit (comme on nous l’assure) par pur pharisaïsme, Dêvadatta se met à la tête du clan des puritains mécontents et se fait leur interprète. Au cours d’une assemblée plénière, il demande en leur nom au Bienheureux de rétablir dans toute sa sévérité la vieille règle qui prescrivait au moine la vie solitaire, la nourriture quêtée, le costume fait de haillons rapiécés, l’absence de toit sur sa tête et l’abstention de viande ou de poisson. Latitudinaire convaincu, le Bouddha s’obstine à laisser ses disciples libres de suivre ou non sur ces cinq points la stricte observance. Aidé par un autre envieux et calomniateur de son espèce[1], Kokâlika, Dêvadatta prend avantage de ce refus pour se parer aux yeux des laïques de sa supérieure austérité. Il réussit même à entraîner à sa suite cinq cents moines originaires de Vaïçâlî[2] et tout fraîchement entrés dans l’ordre. Les deux grands disciples, dépêchés par le Bienheureux, ont vite fait, nous dit-on, de ramener au bercail, sans aucune exception, toutes ces brebis égarées ; mais c’est en quoi la tradition canonique se trompe ou nous trompe : car les pèlerins chinois ont encore trouvé aux deux extrémités de l’Inde gangétique des religieux restés fidèles à la règle de Dêvadatta et qui, continuant à vénérer les Bouddhas du passé, n’avaient retiré qu’au seul Çâkya-mouni leur allégeance[3].

Telle aurait été l’impardonnable outrecuidance du cousin du Bouddha et l’origine de la canonisation à rebours dont il est l’objet dans les Écritures bouddhiques. C’est autour de ce fait initial — dont tous les traits sont empruntés à la vieille tradition et que vient si inopinément confirmer in fine un témoignage historique — que la légende va broder à sa façon une série de forfaits, vrais ou supposés. Tout d’abord la haine de Dêvadatta pour le Bienheureux deviendra l’héritage d’un fabuleux passé et se sera déjà vainement manifestée au cours d’innombrables vies antérieures[4]. Elle renaît, toujours vivace, en cette existence, se fait jour au moment des jeux de l’enfance comme des sports de la jeunesse ; et va s’aggravant avec le temps. Finalement c’est Dêvadatta qui incite le prince Adjâtaçatrou au parricide, dans l’espoir que, quand il l’aura fait roi, l’autre l’aidera à détrôner le Bouddha. Désormais sûr de l’impunité, il organise contre le Maître trois guets-apens consécutifs. Il commence par charger de son assassinat des tueurs à gages : mais ces gens de sac et de corde ne savent que tomber aux pieds du Prédestiné et se convertir à

  1. Autre exemple de ces calomnies dans SN III 10.
  2. Pourquoi de Vaiçâlî ? Pour nous faire prévoir que les moines de cette ville nécessiteront par leurs écarts de conduite un concile spécial (CVA xii) ?
  3. Fa-hien (B p. 48) à Çrâvastî ; Hiuan-tsang à Karṇa-suvarṇa (J II p. 85 ; B II p. 201 ; W II p. 191).
  4. Force est de renvoyer sur ce point à l’index du Jâtaka et du MVU.