Page:Foucher - La Vie du Bouddha, 1949.djvu/305

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lontairement dérobé à ses obligations de Sauveur : mais, s’il ne l’a pas fait exprès, à qui la faute ?

Voici ce que j’ai entendu. En ce temps-là le Bienheureux séjournait à Vaïçâlî dans le Grand-Bois, au Belvédère (près de l’Étang-du-Singe). Et au matin, s’étant habillé et ayant pris son manteau et son vase à aumônes, il entra à Vaïçâlî ; puis, sa tournée achevée et son repas pris[1], il se rendit au bois sacré de Tchâpâla et s’assit au pied d’un arbre pour y passer la journée. Et à ce moment le Bienheureux adressa la parole au révérend Ânanda : « Elle est charmante, ô Ânanda, cette ville de Vaïçâlî, cette terre des Vridjis, avec ses édifices, ses parcs et ses sanctuaires ; varié dans sa beauté est le continent de l’Inde, et la vie y est douce pour les hommes. Quiconque, ô Ânanda, a cultivé, développé, pratiqué à fond les quatre sources de la puissance surnaturelle, peut, s’il en est prié, subsister pendant une période cosmique ou le reste d’une période cosmique. Or tel est justement le cas du Prédestiné, et lui aussi pourrait, s’il en était prié, subsister pendant une période cosmique ou le reste d’une période cosmique. » Il dit, et Ânanda garda le silence.

(Une deuxième, une troisième fois le Bouddha répète cette même suggestion : et Ânanda se tait toujours ; c’est donc, pense son Maître, que son esprit est possédé par le démon, et il se décide à l’écarter. Ânanda va s’asseoir au pied d’un autre arbre. Il ne s’est pas plutôt éloigné que Mâra le Malin s’approche à son tour du Bienheureux et renouvelle la requête qu’il lui a naguère adressée au lendemain de la parfaite Illumination. Il lui rappelle qu’il s’est alors refusé à entrer dans le Parinirvâna avant d’avoir prêché sa doctrine et établi fermement les disciples dans la Bonne-Loi. Or c’est là aujourd’hui chose faite[2].) « Et voilà pourquoi je dis : Que le Bienheureux entre dans le Parinirvâna ; le moment est venu pour le Bienheureux d’entrer dans le Parinirvâna. — Sois sans souci, ô Malin, tu n’as plus longtemps à attendre : d’ici peu[3] aura lieu le Parinirvâna du Prédestiné. » Et Mâra le Malin, plein d’allégresse, disparut sur place. Et là, dans le Bois sacré de Tchâpâla, en pleine conscience et connaissance, le Bienheureux renonça à ce qui lui restait de vie : et aussitôt la terre trembla…

(La violence de ce tremblement de terre tire enfin Ânanda de son intempestive hébétude ; et quand le soleil déclinant ramène l’heure des audiences, il s’informe respectueusement auprès de son Maître de la raison de ce phénomène insolite. Quand il l’apprend, c’est en vain qu’il conjure le Bouddha de demeurer jusqu’à la fin de notre æon : le temps est passé pour une telle supplique. Le Prédestiné n’a qu’une parole et ne saurait démentir la promesse qu’il vient de faire à l’Archi-démon) : « C’est de ta faute, ô Ânanda ; alors qu’une allusion, qu’une suggestion si évidente t’avait été faite par le Prédestiné, tu n’as pas été capable de les comprendre et tu n’as pas prié le Prédestiné en disant : Que le Bienheureux demeure toute une période cosmique pour le salut de bien des gens, pour le bonheur des hommes et des dieux. Si tu en avais prié le Prédestiné, ô Ânanda, l’aurait rejeté la première et la deuxième fois ta demande, mais à la troisième fois il te l’aurait accordée. C’est donc bien de ta faute, ô Ânanda… »

Telle est l’injustice des hommes. D’une part la plus vieille tradition, héritée des gens qui avaient personnellement connu Ânanda, nous assure qu’il a consacré vingt-cinq ans de sa vie, avec un dévouement de tous les instants, à un Maître difficile à plaire : et voici qu’en récompense de ses bons et loyaux services, des nouveaux venus imaginent de le rendre responsable de la disparition à jamais regrettable du Prédestiné. Remarquons toutefois que, dans l’ensemble, ni la légende ni l’église bouddhiques ne lui ont gardé la rancune qu’aurait méritée une aussi impardonnable distraction. Évidemment l’on ne croyait qu’à moi-

  1. Ce passage du MPS correspond à DA p. 200 s. (traduit par Eug. Burnouf IHBI p. 4 s.) et remonte évidemment à la même source. Comme E. Windisch (Mâra und Buddha p. 33 s.) a soumis ces deux versions parallèles à une comparaison minutieuse et traduit à nouveau le texte pâli nous prenons ici plus de liberté avec le texte en éliminant les répétitions et énumérations oiseuses.
  2. Cf. supra p. 184-3.
  3. Le MPS dit : « d’ici trois mois » ; le DA dit : « à la fin des trois mois du varsha », c’est-à-dire dans quelques jours : cf. supra p. 2978.