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nietzsche et l’immoralisme

centripète, et elle n’empêche pas l’instinct de reproduction, qui est, comme Guyau l’a soutenu, la fonction centrifuge, orientée vers autrui, toute prête à devenir amour.

S’il en est ainsi, peut-on borner la « vie débordante » à ses manifestations agressives et guerrières, comme un barbare qui s’imaginerait que la chasse aux bêtes ou à l’homme est la seule forme possible de vie supérieure ? Une mère qui prend soin de son enfant, qui s’en occupe tout le jour, qui le veille la nuit, qui est attentive à son moindre cri et à son moindre geste, qui se donne tout entière pour lui, qui se dévoue au besoin pour lui, une telle mère est sans doute « active » : en quoi est-elle « agressive » Lors donc que Nietzsche identifie action et agression, il se moque de nous, ou plutôt il se moque de lui-même, comme il arrive à toute raison déraisonnante. C’est à ce prix qu’il définit les émotions actives par « l’action de subjuguer », par l’ « exploitation », l’ « ambition », la « cupidité », la « cruauté » même, le plaisir de faire le mal pour faire le mal, de détruire pour détruire, de dominer pour dominer. C’est à ce prix que toutes les passions tenues jusqu’ici pour mauvaises changent enfin de « valeur » et de signe, deviennent les expressions de la foncière activité vitale, les vraies valeurs bonnes, — avantageuses à la vie et à son déploiement, — les moyens d’ascension vitale par opposition aux émotions dépressives et descendantes, aux valeurs de dégénérescence[1] . Le tigre déchire sa proie et dort, voilà le modèle fourni par la nature ; l’homme fort et cruel tue son semblable, cela est dans l’ordre, cela est digne du tigre ; mais l’homme « veille », voilà le mal, voilà la décadence, l’infériorité du « domestiqué » par rapport au tigre sauvage ou au grand fauve des bois, au vieux Germain destructeur, ou encore à l’anthropophage qui ne connaît pas « la mauvaise conscience ».

  1. L’Antéchrist, p. 117.