Page:Fouillée - Nietzsche et l’immoralisme, 2e éd., 1902.djvu/109

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
85
la critique de la morale

manière dont on les contrarie et du but que l’on poursuit. Celui qui a conscience d’être désintéressé et de prêcher par la parole ou par l’action une doctrine plus haute, celui-là éprouve-t-il du remords ? Il en éprouverait, au contraire, s’il refusait d’écouter sa propre conscience pour s’asservir à une opinion ou à des mœurs dont il sent l’erreur et le vice. C’est donc un pur jeu de logique que de dire : la bonne conscience naît de la mauvaise conscience et toute vertu a commencé par être un vice.

— « Ce ne sont pas les bons qui créent, » objecte Nietzsche : ils « crucifient quiconque inscrit de nouvelles promesses sur des tables nouvelles. » — Jésus, qui créa une morale, était-il donc un « méchant » ? Et, s’il fut réellement « bon », est-ce lui qui crucifia, ou est-ce lui qui fut crucifié ? L’histoire nous montre que ce sont les bons qui sont les seuls créateurs : seuls ils introduisent dans le monde une force nouvelle et durable, par exemple celle de l’amour, celle de la charité, celle même de la pitié, honnie de Zarathoustra.

Guyau avait déjà remarqué que, au fond de beaucoup de criminels, « on retrouve un instinct précieux au point de vue social et qu’il faudrait utiliser : l’instinct d’aventure. Cet instinct pourrait trouver son emploi aux colonies, dans le retour à la vie sauvage[1] ». On sait aussi que M. Durckheim, allant plus loin, admet comme Nietzsche le rôle utile du crime, rapproché du génie par Lombroso et d’autres. — Supposez par impossible, dira M. Durckheim, une société où il ne se commette plus un seul homicide, un seul vol, pas le moindre attentat contre les mœurs ; cela ne pourra tenir qu’à un excès d’unanimité et d’intensité de la conscience publique dans la réprobation de ces actes ; et la conséquence déplorable sera que, devenue plus exigeante à raison même des satisfactions reçues par elle, cette conscience collective se mettra à incriminer avec une sévérité extravagante les plus légers actes

  1. Esquisse d’une morale, p. 148 de la 2e édition.