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nietzsche et l’immoralisme

de violence, d’indélicatesse ou d’immoralité ; ce sera comme dans un cloître où, faute de péchés mortels, on est condamné au cilice et au jeûne pour les plus vénielles peccadilles. Par exemple, les contrats indélicats ou indélicatement exécutés, qui n’entraînent aujourd’hui qu’un blâme public ou des réparations civiles, deviendront des délits. Si donc cette société se trouve armée du pouvoir de juger et de punir, elle qualifiera ces actes de criminels et les traitera comme tels. — Ainsi le crime prévient une pression trop tyrannique exercée sur l’individu par l’opinion publique et la conscience collective.

Je réponds que si, en effet, les choses réprouvées par une conscience sociale de plus en plus délicate sont réellement blâmables, il n’y a aucune utilité à se révolter contre des règles justes. En outre la sévérité de l’opinion publique n’entraîne nullement la sévérité des sanctions légales ; au contraire, celles-ci deviennent de moins en moins nécessaires à mesure que celle-là acquiert plus d’empire. Il est possible que, dans un couvent, on vous condamne au cilice pour une peccadille, mais une société à la conscience délicate ne vous mettra pas en prison pour telle on telle indélicatesse qu’elle blâmera sévèrement. Ce qui est vrai, ce que Guyau avait soutenu, ce que Nietzsche a poussé jusqu’à l’extrême, c’est que le groupe doit être tolérant pour l’individu, qu’il ne doit réprimer que les actes absolument contraires aux nécessités de la vie sociale, qu’il doit laisser les opinions absolument libres, la morale même aussi libre qu’il est possible. Ce qui est vrai encore, c’est qu’il ne faut pas prétendre juger les autres, mesurer leur responsabilité intérieure, viser à assurer l’expiation de leurs fautes. Mais l’utilité des faux crimes, comme ceux de Socrate, n’entraîne en rien celle des vrais crimes, comme ceux de Lebiez.

En somme, la psychologie de Nietzsche, malgré certaines observations justes ou pénétrantes, demeure paradoxale, et le principe qui fait de la méchanceté