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nietzsche et l’immoralisme

à une compensation mystique, à une sorte de balance établie entre des fautes et des peines ; mais, au lieu de dégager, comme Guyau, de toute idée de vengeance, de vindicte et d’expiation, un idéal de moralité supérieure pour laquelle le mal ne serait jamais une vraie compensation du bien, Nietzsche croit trouver dans la cruauté un développement de vie, une passion de « maître », dont une fausse morale aurait fait un sentiment bas au lieu d’un sentiment noble. « J’atteste ici expressément qu’au temps où l’humanité n’avait pas encore honte de sa cruauté, la vie sur terre s’écoulait avec plus de sérénité qu’à notre époque de pessimisme. » Et Nietzsche n’a pas assez d’ironie pour « le maladif aveulissement et le moralisme qui finissent par apprendre à l’animal homme à rougir de tous ses instincts », par exemple, de la cruauté ! — Une telle interprétation de la doctrine évolutionniste a-t-elle besoin d’être réfutée ? Si, aux yeux des darwinistes, la cruauté a pu être utile au début de l’humanité comme moyen d’assurer la survivance aux plus forts et aux plus durs, il est clair que ce rôle est passé depuis des siècles et qu’une telle survivance est aujourd’hui une tare ou une honte.

Là même où Tolstoï croirait reconnaître la pitié et ses effets bienfaisants, Nietzsche veut voir la cruauté. Presque tout ce que nous appelons culture supérieure, à l’en croire, repose sur « la spiritualisation et l’approfondissement de la cruauté ». — Cette « bête sauvage » n’a pas été tuée ; « elle vit, elle prospère, elle s’est seulement divinisée »[1]. Elle s’est aussi, par une sorte de déviation et de maladie, tournée contre le moi, au lieu de se tourner vers autrui. L’abnégation, la contrition, le remords, qui tourmentent le chrétien, ne sont que cruauté. La recherche même de la connaissance, avec ses doutes et ses négations, est une violence faite au penchant naturel de la volonté, " qui voudrait affirmer, aimer, adorer ». Déjà toute tentative d’aller au fond des choses,

  1. Par delà le Bien et le mal, § 228, trad. franç., p. 169.