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nietzsche et l’immoralisme


La doctrine égalitaire de la Révolution semble, dit Nietzsche, « être prêchée par la justice en personne, alors qu’elle est la mort de toute justice… Égalité pour les égaux, inégalité pour les inégaux, voilà comment parle la vraie justice, et elle ajoute logiquement : Ne jamais rendre égal ce qui est inégal »[1]. Ainsi raisonne Nietzsche, avec Renan et Taine. Et il ne voit pas que la doctrine qu’il croit opposer à la Déclaration des droits est celle même que contient cette Déclaration. Car il ne s’y est jamais agi que d’égalité de droits devant la loi. On y proclame que tous les citoyens doivent être traités « sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ». — Égalité pour les égaux, inégalité pour les inégaux, mais c’est le dogme même du droit démocratique, c’est la définition de la justice pour les Turgot et les Condorcet, tout comme pour Nietzsche ! Ne pas rendre égal ce qui est inégal, ni inégal ce qui est égal, mais c’est la condamnation même de l’inégalité devant la loi ! Si, à mérite égal ou à égal démérite, vous traitez le riche, le noble, « le maître » autrement que le pauvre, que l’homme du peuple, que « l’esclave », c’est alors que vous rendez artificiellement inégal ce qui est égal ! C’est alors que vous faussez les poids et mesures, en introduisant des inégalités factices et des castes forcées là où se valent les esprits, les cœurs, les volontés libres. Nietzsche a d’ailleurs raison d’opposer la justice au faux égalitarisme (qu’il confond à tort avec le vrai) ; mais alors, de son aveu même, il y a donc une « vérité » et une « justice », quoiqu’il nous ait répété sur tous les tons : « rien n’est vrai, tout, est permis » ; quoiqu’il ait placé le « vrai », le « juste » parmi les valeurs de décadence qui précipitent l’humanité en bas au lieu de la faire monter vers le Surhomme ! Il aime à intituler ses chapitres : « L’immoraliste parle » ; au haut de la page qu’on vient de lire, il eût pu mettre, par une heureuse contradiction : « Le moraliste parle ! »

  1. Ibid.