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Page:Fouillée - Nietzsche et l’immoralisme, 2e éd., 1902.djvu/14

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nietzsche et l’immoralisme

et de Guyau[1]. Sans le savoir, Nietzsche, Guyau et moi-même nous avions vécu tous les trois en même temps à Nice et à Menton. Guyau n’eut pas la moindre connaissance du nom et des écrits de Nietzsche ; Nietzsche, au contraire, connut l’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction et l’Irréligion de l’avenir, livres qu’il avait peut-être achetés (ainsi que la Science sociale contemporaine) à la librairie Visconti, de Nice, où les intellectuels fréquentaient alors volontiers, feuilletant et emportant les volumes nouveaux. Toujours est-il que Nietzsche avait dans sa bibliothèque l’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction et l’Irréligion de l’avenir. Il en parle aussi dans Ecce homo. Ces exemplaires sont couverts de notes marginales, de traits, de points d’exclamation, de marques d’approbation ou d’improbation. Les jugements de Nietzsche sur Guyau, que nous reproduirons plus loin, offrent le plus grand intérêt, car ils nous montrent à quel point divergent en sens opposés, malgré les évidentes similitudes que gardent parfois leurs doctrines, deux esprits partis d’une même conception fondamentale,

  1. M. Darlu les a comparés sommairement tous deux dans une remarquable leçon qui fait partie des Questions de morale. M. Palante a fait de même dans son Précis de sociologie et dans ses articles de la Revue philosophique. De même M. Jules de Gaultier, dans une étude sur l’état de la philosophie en France, publiée par la Flegrea, de Naples, novembre 1901. De même encore M. de Roberty, dans une étude publiée par la Revue internationale de sociologie, juin 1800. Les libertaires, notamment MM. Kropotkine et É. Reclus, ont essayé de trouver un appui dans quelques idées de Guyau et dans les idées correspondantes de Nietzsche. Les socialistes, d’autre part, se sont efforcés de tirer à eux Guyau ; on en voit un exemple dans l’intéressante conférence que lui a consacrée M. Fournière et qui fait partie des Questions de morale (Alcan, 1899). En Allemagne, M. Gistrow a tâché de faire rentrer les idées de Nietzsche, l’individualiste par excellence, dans le socialisme évolutionniste.
    Les œuvres de Guyau et de Nietzsche ont ainsi éveillé de toutes parts des échos plus au moins discordants. Quant à nous, il nous semble que l’individualisme de Nietzsche a besoin d’être corrigé par le point de vue social de Guyau. Aussi avons-nous cru nécessaire, tout en insistant sur Nietzsche, de le comparer à son devancier français. Les théories du penseur allemand sont en partie une déviation de plusieurs des doctrines que Guyau avait déjà soutenues ; il importe donc au plus haut point, de rétablir le vrai et le normal sous certaine saltérations pathologiques qui, grâce au génie littéraire de Nietzsche, peuvent séduire tant de simples ou tant de raffinés à la recherche du neuf.