Aller au contenu

Page:Fouillée - Nietzsche et l’immoralisme, 2e éd., 1902.djvu/157

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
133
morale des maîtres et morale des esclaves

d’anarchie intellectuelle, — « ce naturel qui consiste à ordonner, à placer, à disposer, à former librement, dans les moments d’inspiration ; et c’est alors qu’il obéit sévèrement et avec finesse à des lois multiples, qui se refusent à toute réduction en formule par des notions, à cause de leur dureté et de leur précision mêmes (à côté d’elles, les notions les plus solides ont quelque chose de flottant, de multiple et d’équivoque). » Nous voilà bien loin de l’anarchie ! « Le principal au ciel et sur la terre, conclut Nietzsche comme un vulgaire chrétien, c’est d’obéir longtemps, et dans une même direction : il en résulte toujours à la longue quelque chose pour quoi il vaut la peine de vivre sur terre, par exemple la vertu, l’art, la musique, la danse, la raison, l’esprit — quelque chose qui transfigure, quelque chose de raffiné, de bon et de divin. » — La vertu ! dit Nietzsche, — cette vertu qu’ailleurs il a représentée comme une négation insensée de la nature, il y voit maintenant la vraie nature ou, tout au moins, la meilleure nature. « Considérez toute morale sous cet aspect, c’est la nature en elle qui enseigne à haïr le laisser-aller, la trop grande liberté, et qui implante le besoin d’horizons bornés et de tâches à la portée, — qui enseigne le rétrécissement des perspectives, donc, en un certain sens, la bêtise, comme condition de vie et de croissance. — Tu dois obéir à n’importe qui, et longtemps ; autrement, tu iras à ta ruine, et tu perdras le dernier respect de toi-même ; — cela me semble être l’impératif moral de la nature, qui n’est ni catégorique, contrairement aux exigences du vieux Kant (de là cet « autrement » ), ni adressé à l’individu ( « qu’importe l’individu à la nature, ) » mais à des peuples, des races, des époques, des castes, — avant tout à l’animal homme tout entier, à l’humanité »[1]. — Voilà la morale vengée des injures de Nietzsche par Nietzsche lui-même : tout à l’heure, la morale était contraire à la vie et à la nature ; main-

  1. Par delà le Bien et le Mal, § [?], tr. fr., pp. 105, 106.