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Page:Fouillée - Nietzsche et l’immoralisme, 2e éd., 1902.djvu/168

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nietzsche et l’immoralisme

du globe, un sentiment de dépression, d’origine physiologique, doit nécessairement se rendre maître des masses profondes… Un tel sentiment de dépression peut être d’origine extrêmement multiple ; il peut naître d’un croisement de races trop hétérogènes (ou de classes, — les classes indiquant toujours des différences de naissance et de race : le spleen européen, le pessimisme du XIXe siècle sont essentiellement la conséquence d’un mélange de castes et de rangs, mélange qui s’est opéré avec une rapidité folle) ; il peut provenir encore des suites d’une émigration malheureuse, une race s’étant fourvoyée dans un climat pour lequel son adaptabilité ne suffisait pas (le cas des Indiens aux Indes), ou bien il peut être dû à un sang vicié, malaria, syphilis, etc. (la dépression allemande après la guerre de Trente ans, qui couvrit de maladies contagieuses la moitié de l’Allemagne, préparant ainsi le terrain à la sénilité et à la pusillanimité allemandes)…[1]»

Nietzsche rejette donc l’optimisme exagéré de certains évolutionnistes, qui croient que, dans la sélection, les victoires sont des triomphes du plus parfait ; mais c’est pour tomber à son tour dans un pessimisme non moins exagéré, en croyant que la lutte pour la vie aboutit au triomphe des plus faibles ou des plus dégénérés. De plus, il se met ainsi en contradiction avec son système d’aristocratie, qui présupposait la sélection des plus énergiques. Les faibles, dit-il maintenant, ont « le grand nombre » ; ils sont aussi plus rusés. « Darwin a oublié l’esprit. Cela est bien anglais ! Il faut avoir besoin d’esprit pour arriver à avoir de l’esprit ; on perd l’esprit lorsque l’on n’en a plus besoin. Celui qui a de la force se défait de l’esprit.[2]» Rien de plus vrai, mais comment Nietzsche n’en conclut-il pas que son homme de proie, son homme fort, risque d’être tout simplement ce qu’on appelle une brute ? Nietzsche, il est vrai, ne

  1. Généalogie de la morale, tr. fr., p. 240.
  2. Ibid, p. 246.