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condamnation de la pitié

ces assertions de Nietzsche : c’est ce fait, d’ailleurs un peu trop évident, que la vertu, pour être virile, ne doit pas être efféminée. La sensiblerie est-elle la sensibilité de l’homme vraiment juste et même vraiment aimant ?

Spinoza avait déjà dit que « la pitié est, de soi, mauvaise et inutile », mais seulement « dans une âme qui vit conduite par la raison ». Et il entendait par pitié l’émotion sensitive et nerveuse, la passion de la compassion. Mais ce grand esprit avait soin d’ajouter : « Il est expressément entendu que je parle ici de l’homme qui vit selon la raison. Car, si un homme n’est jamais conduit, ni par la raison, ni par la pitié, avenir au secours d’autrui, il mérite assurément le nom d’inhumain, puisqu’il ne garde plus avec l’homme aucune ressemblance. » Spinoza réfutait ainsi Nietzsche. Le sage stoïque et spinoziste, qui n’est pas inhumain, mais humain par la raison et même surhumain, serait le véritable Surhomme. Mais Nietzsche a le plus profond dédain de ce qu’on appelle la raison, qui n’est pour lui qu’un instinct plus ou moins dévié. La seule chose qui le préoccupe, nous le savons, c’est la vie et la puissance inhérente à la vie ; c’est au déploiement de la vie qu’il mesure la valeur de toutes choses, — valeur naturelle et non morale, puisque les valeurs morales n’existent pas. De ce point de vue, la dureté et même la cruauté lui sont déjà apparues comme des moyens naturels de défense et de conservation qu’emploie la vie ; la pitié lui apparaît maintenant comme la grande tentatrice qui menace la vie, qui l’excite à prendre la route du nihilisme vital.

L’outrance est chère aux écrivains allemands ; ils aiment l’énorme et le disproportionné, qu’ils tendent à confondre avec le sublime. — « Soyez fermes » jusque dans la bonté, forts jusque dans la douceur, éclairés jusque dans la pitié, — voilà une idée absolument droite, personne n’y fera attention ; « soyez durs » : voilà une idée tortue et contrefaite, aussitôt on la remarque. Pour redresser cette idée, il suffit île faire observer que la pitié ou sympathie spontanée n’est ni la vraie charité