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Page:Fouillée - Nietzsche et l’immoralisme, 2e éd., 1902.djvu/18

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nietzsche et l’immoralisme

déviation et une décadence ; il s’en tiendra à l’individualisme primitif et élèvera le moi contre la société entière. À la démocratie qui menace de tout niveler, au socialisme et à l’anarchisme populaires, il opposera une aristocratie nouvelle, où il verra le seul salut possible ; à l’homme moyen, égal aux autres hommes moyens, il opposera le Surhomme.

Nietzsche a d’admirables qualités d’esprit et de cœur ; il a la noblesse de la pensée, l’élévation des sentiments, l’ardeur et l’enthousiasme, la sincérité et la probité intellectuelle, — quoique, dans ses lettres à Brandes, il ait livré cette recette de littérature philosophique : frapper monnaie avec tout ce qui est le plus « méprisé », le plus « craint », le plus « haï ». Sa poésie est un lyrisme puissant ; sa philosophie a je ne sais quoi de pittoresque qui séduit l’imagination ; c’est une série de tableaux, de paysages, de visions et de rêves, un voyage romantique en un pays enchanté, où les scènes terribles succèdent aux scènes joyeuses, où le burlesque s’intercale au milieu du sublime. Nietzsche est sympathique par les grands côtés. La seule chose antipathique en cette belle âme, c’est la superbe de la pensée. Toute doctrine d’aristocratie exclusive est d’ailleurs une doctrine d’orgueil, et tout orgueil n’est-il pas un commencement de folie ? Chez Nietzsche, le sentiment aristocratique a quelque chose de maladif. Il se croit lui-même d’une race supérieure, d’une race slave, comme si les Slaves étaient supérieurs, et comme s’il était Slave lui-même ! Et toute sa vie, cet Allemand pur sang s’enorgueillit de ne pas être Allemand. Fils d’un pasteur de campagne prussien, il s’imagine qu’il descend d’une vieille famille noble polonaise du nom de Nietzky, alors que (sa sœur elle-même en fait la remarque) il n’a pas une goutte de sang polonais dans les veines ; dès lors, son slavisme imaginaire devient une idée fixe et une idée-force : il finit par penser et agir sous l’empire de cette idée. Le noble polonais, dit-il, avait le droit d’annuler avec son seul veto la délibération d’une assemblée tout entière ; lui aussi, héroïquement, à tout ce qu’a décidé la grande assemblée humaine il dira : veto. « Copernic était Polonais », et Copernic a changé le système du monde ; Nietzsche renversera le système des idées et des valeurs ; il fera tourner