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vii
avant-propos

l’humanité autour de ce qu’elle avait méprisé et honni. Chopin le Polonais (qui était, en vérité, aussi Français que Polonais, puisque son père était Français) a « délivré la musique des influences tudesques » ; Nietzsche délivrera la philosophie des influences allemandes, il s’en flatte, il le croit ; et il développe en une direction nouvelle la philosophie de Schopenhauer. Retournant le « vouloir-vivre dans un sens optimiste », il dit oui à toutes les misères du « devenir » que Schopenhauer repoussait par un non. S’il émet une idée, il croit le plus souvent que personne avant lui ne l’a entrevue ; chacun de ses aphorismes retentit comme un Fiat lux qui tirerait un monde du néant. Dans tous ses ouvrages, il prend l’attitude romantique d’un Faust révolté contre toute loi, toute morale, toute vie sociale. Oubliant que l’insociabilité est le signe le plus caractéristique de cette dégénérescence contre laquelle il voudrait réagir, son moi s’isole, s’oppose à autrui, finit par grossir à ses propres yeux jusqu’à absorber le monde. Ses théories les plus abstraites ont cet accent lyrique que donne au poète l’éternel retentissement du moi. Dans toute philosophie, prétend-il avec humour, il vient un moment où la conviction personnelle du philosophe paraît sur la scène, où, pour parler le langage d’un vieux mystère :


Adventavit asinus
Pulcher et fortissimus.


Nietzsche en est lui-même le plus bel exemple, avec cette différence que sa conviction, à lui, qui n’a parfois d’autre titre que d’être l’expression de son moi, est toujours sur la scène. « Il y a dans un philosophe, dit-il encore, ce qu’il n’y a jamais dans une philosophie : je veux dire la cause de beaucoup de philosophies : le grand homme ! » Partout, à chaque ligne, percent chez lui l’ambition et la persuasion d’être ce grand homme. Il voyait dans la révolution philosophique que causeraient ses idées le point de départ d’un bouleversement formidable pour l’humanité : « Je vous jure, écrivait-il à Brandes le 20 novembre 1888, que, dans deux ans, toute la terre se tordra dans des convulsions. Je suis une fatalité... Ich bin ein Verhängniss[1]. »

  1. Brandes, Menschen und Werke, p. 223.