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Page:Fouillée - Nietzsche et l’immoralisme, 2e éd., 1902.djvu/202

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nietzsche et l’immoralisme

dont une vague avait arraché le gouvernail et un coup de vent brisé le mât. Il était perdu dans l’Océan, de même que notre terre dans l’espace. Il alla ainsi au hasard, poussé par la tempête, comme une grande épave portant des hommes ; il arriva pourtant. Peut-être notre terre, peut-être l’humanité arriveront-elles aussi à un but ignoré qu’elles se seront créé à elles-mêmes. Nulle main ne nous dirige, nul œil ne voit pour nous ; le gouvernail est brisé depuis longtemps, ou plutôt il n’y en a jamais eu, il est à faire : c’est une grande tâche, et c’est notre tâche. » On a justement rapproché ce passage de celui où Nietzsche, lançant sa barque dans l’orageuse traversée par delà le Bien et le Mal, s’écrie : « En avant serrons les dents ouvrons l’œil la main ferme au gouvernail Nous dépassons la morale, nous comprimons, nous écrasons peut-être par là notre reste personnel de moralité, puisque nous allons, puisque nous nous aventurons dans cette direction, — mais quelle importance avons-nous ? Jamais encore un monde plus profond ne s’est révélé aux regards des voyageurs intrépides et des aventuriers[1] ». Pour Guyau, ce voyage héroïque n’est pas au delà du bien, il est la conquête du bien même ; il ne dépasse pas la morale, il est la morale même.

L’éthique immoraliste et égoïste de Nietzsche, selon nous, est en majeure partie fausse ; la morale altruiste de Guyau est en grande partie vraie. Je ne dis pas qu’elle soit la vraie, mais je dis qu’elle est vraie à son point de vue et sur son domaine propre, qui est celui de la nature et de la vie bien comprises. Guyau était, d’ailleurs, le premier à reconnaître et à marquer les limites de toute morale de la vie ; il croyait qu’on y peut ajouter des spéculations cosmologiques et des croyances sur le fond des choses, mais il se représentait ces croyances

  1. Par delà le Bien et le mal, § 23. Voir Palante, Précis de sociologie, 186.