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Page:Fouillée - Nietzsche et l’immoralisme, 2e éd., 1902.djvu/201

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les jugements de nietzsche sur guyau

inintelligible pour toute intelligence, cette intelligence fût-elle parfaite. C’est le vieux mystère des religions auquel on donne aujourd’hui un nom plus jeune et qu’on appelle, avec Schopenhauer, la Volonté. Volonté de vivre ou volonté de pouvoir, peu importe ; c’est toujours je ne sais quoi d’aveugle et d’illogique qu’on oppose à l’intelligence et à la raison. Au fond, la « Volonté » est elle-même un nom nouveau de Dieu ; seulement, au lieu d’être le bon Dieu, elle devient le mauvais Dieu ou le Diable. Qui empêchera d’ailleurs les croyants de dire : « Puisque vous prétendez que la science et la raison sont superficielles et que l’illogique règne, je vais à la messe. Cela est moins dangereux, pour vous et pour moi, que de parier pour la volupté, l’égoïsme et la domination. Chacun son goût ! » De son côté, le philosophe demandera si l’être ne veut pas la puissance en vue de quelque jouissance attachée à l’exercice même de ses fonctions ou pouvoirs, et si ses fonctions elles-mêmes ne forment pas une hiérarchie que l’on peut scientifiquement et philosophiquement déterminer. À ce point de vue, les fonctions humaines se classeront selon une échelle de vie ascendante où, précisément, l’agression et l’exploitation caractérisent les plus basses, tandis que, comme Guyau l’a soutenu, le travail, le désintéressement et le pouvoir de s’unir à autrui caractérisent les plus hautes.

Au-dessus de la morale scientifique, Guyau accordait une part prépondérante à l’invention morale, — qui est, au fond, l’inspiration sociale de l’individu, — mais il ramenait l’invention même à une sorte de travail supérieur, plus exempt d’effort, plus libre, qui est toujours guidé par la raison et la science. « Le travail vaut la prière ; il vaut mieux que la prière, ou plutôt, il est la vraie prière, la vraie providence humaine ; agissons au lieu de prier. » Et, complétant cette idée du travail par celle du risque qui en est inséparable, il terminait son Esquisse par la magnifique comparaison avec le Léviathan : « Nous sommes comme sur le Léviathan