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Page:Fouillée - Nietzsche et l’immoralisme, 2e éd., 1902.djvu/276

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nietzsche et l’immoralisme

j’entends les littérateurs moralistes, ont mêlé à leurs plus fines observations les plus fins sophismes et, en somme, qu’ils aient nom Montaigne, Charron, Pascal, La Rochefoucauld, La Bruyère, Vauvenargues, Rivarol, Chamfort ou Nietzsche, ils ont merveilleusement sophistiqué les sentiments naturels de l’homme. Mais tout peut servir au philosophe s’il sait en extraire la vérité. Nous avons montré un côté vrai dans les analyses de Nietzsche, c’est que la volonté se retrouve partout, avec une tendance naturelle à l’expansion et à la domination sur les obstacles. Grâce à ce fait, bien connu d’ailleurs, Nietzsche a pu voir en tout acte de volonté individuelle une lutte contre des obstacles et un instinct de développement ; mais, passant à l’ordre social, il a transforme indûment tout rapport de l’homme avec ses semblables en volonté de domination, d’assujettissement, d’exploitation d’autrui. Même chez celui qui aime, il a trouvé une puissance se développant, et souvent contre des obstacles, de sorte qu’aimer lui paraît encore vouloir dominer, vouloir être puissant. Celui qui est aimé, à son tour, s’est glissé dans le cœur d’un autre pour y « voler la puissance », pour l’exploiter en quelque manière[1]. On voit d’ici le travail facile de Nietzsche : tout philosophe, encore un coup, peut l’entreprendre et se proposer ce thème : démasquer dans l’individu et dans la société une volonté de puissance qui se déploie.

Ayant adopté pour le fond la théorie de la volonté de Schopenhauer, Nietzsche la combine avec celle de la lutte universelle de Darwin. Les individus sont des centres de volonté dont chacun aspire à être tout, à dominer tout, à s’approprier tout. Mais le bellum omnium contra omnes de Hobbes devient, avec Nietzsche comme avec Darwin, une sorte de loi bienfaisante, une loi de progrès. Les souffrances des individus, la disparition des faibles au profit des forts, des races inférieures au profit des supérieures, tout cela doit être accepté avec

  1. Voir plus haut, livre premier.