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conclusion

où tourne Nietzsche est d’autant plus profonde qu’il a prétendu lui-même être un « créateur de valeurs ». Comment les créera-t-il, sinon par la pensée qui conçoit un idéal et le réalise en le concevant ? En vertu de son fatalisme, il proclame à maintes reprises ce qu’il appelle « l’innocence du devenir » ; il reproche à la morale de vouloir « infester cette innocence du devenir » au lieu de la laisser couler sous le ciel comme un grand torrent que rien n’arrête ; et cependant il veut à son tour corriger et diriger le devenir en lui imposant sa volonté propre, qui, elle-même, ne peut vouloir sans concevoir l’idée de ce qu’elle veut ! Ce réaliste forcené a donc faim et soif d’idéal ; mais son fatalisme mathématique, avec sa répétition à l’infini des mêmes choses, le réduit au rôle de Tantale, en même temps qu’il y réduit l’univers.

Puisqu’il avait médité les penseurs de la Grèce au point de leur emprunter le mythe astronomique de la grande année, Nietzsche aurait pu leur faire emprunt d’une notion plus haute et plus féconde : celle de la réalisation indéfinie de tous les possibles, qui a inspiré d’abord Platon, puis, mieux encore, les Alexandrins. Ces derniers n’ont-ils pas admis que toutes les formes de l’existence, depuis la plus humble jusqu’à la plus haute, devaient sortir les unes des autres, de manière à épuiser dans l’infinité du temps et dans l’infinité de l’espace l’infinité de l’être ? Encore le mot humain épuiser est-il impropre à exprimer l’inépuisable. D’après cette conception, notre monde est enveloppé de mondes à l’infini qui le débordent et dont les formes de notre pensée ne sauraient exprimer le contenu. Pascal a entrevu cette idée, quand il a dit que la pensée se lasserait de concevoir plutôt que la nature de fournir. Spinoza, à son tour, a conçu les modes possibles de l’être comme infinis et innombrables, si bien que l’étendue et la pensée, nos deux milieux, ne seraient elles-mêmes que deux des manifestations de l’être parmi une infinité. Dès lors, la stérilité de notre Nature ne serait qu’apparente