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nietzsche et l’immoralisme

plus ou moins celles de l’individu. » Guyau s’empresse d’ailleurs d’ajouter « qu’une morale individualiste, fondée sur des faits, n’est pas la négation d’une morale métaphysique ou religieuse, fondée, par exemple, sur quelque idéal impersonnel ; elle ne l’exclut pas, elle est simplement construite dans une autre sphère[1] ». D’une part, donc, la morale de faits individualiste peut fort bien aboutir à des conclusions sociales (et c’est ce qui arrive à la morale de Guyau) ; d’autre part, la morale de faits individualiste laisse subsister, dans un autre domaine, les morales de devoir, d’idéal universel, d’impératif catégorique, pour ceux qui y trouvent un élément de vérité. Guyau considère seulement ces dernières morales comme n’ayant point la certitude qu’elles s’attribuent et comme constituant de grandes hypothèses philosophiques. Ces hypothèses, dit-il, doivent demeurer libres et ne pas envahir la partie positive de l’éthique, la morale de la vie, où est possible l’accord entre tous.

Nietzsche procédera d’une manière assez analogue : il écartera, non plus seulement comme des « hypothèses », mais comme des « illusions », toutes les morales de devoir et de fin universelle ; il admettra comme seule réalité l’individu se posant à lui-même une fin. Cette fin, comme pour Guyau, sera le développement de la vie même ; mais, chez Nietzsche, ce développement demeurera tout individualiste ; chez Guyau, il devient social.

La pensée génératrice du système social de Guyau, on le sait, c’est que la vie enveloppe, dans son intensité individuelle, un principe d’expansion, de fécondité, de générosité, en un mot de sociabilité. La vie normale, de la sorte, réconcilie en soi le point de vue individuel et le point de vue collectif, dont l’opposition n’avait pu être levée par les écoles utilitaires et sera de nouveau affirmée par Nietzsche.

Selon Guyau, la vie implique essentiellement conscience, intelligence, sensibilité, donc rapport à autrui et

  1. Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, nouv. éd. ; p. 84.