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Page:Fouillée - Nietzsche et l’immoralisme, 2e éd., 1902.djvu/48

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nietzsche et l’immoralisme

darité la plus vaste, de la solidarité sociale ou, pour mieux dire, universelle ». Tolstoï reproduit presque sa définition, mais en la rapetissant, lorsqu’il dit : « L’art est une activité qui permet à l’homme d’agir sciemment sur ses semblables au moyen de certains signes extérieurs, afin de faire naître ou de faire revivre en eux les sentiments qu’il a éprouvés. Il constitue un moyen de communion entre les hommes s’unissant par les mêmes sentiments ».

Les idées de Tolstoï sur le rapport de l’art à la religion ont aussi leur antécédent dans celles beaucoup mieux raisonnées et plus profondes, qu’avait soutenues Guyau. Selon ce dernier, on s’en souvient, l’homme devient religieux « quand il superpose à la société humaine où il vit une autre société plus puissante et plus élevée, d’abord restreinte, puis de plus en plus large, — société universelle, cosmique ou supra-cosmique, — avec laquelle il est en rapport de pensées et d’actions ». La religion « a un but, à la fois spéculatif et pratique ; elle tend au vrai et au bien » ; elle n’anime pas toutes choses uniquement pour satisfaire l’imagination et l’instinct de sociabilité universelle ; « elle anime tout pour expliquer les grands phénomènes terribles ou sublimes de la nature ou même la nature entière, puis pour nous, exciter à vouloir et à agir avec l’aide d’êtres supérieurs et conformément à leurs volontés ». Le but de la religion est donc « la satisfaction effective, pratique de tous nos désirs d’une vie idéale, bonne et heureuse à la fois, — satisfaction projetée dans un temps à venir ou dans l’éternité ». L’essence de l’art, au contraire, ajoute Guyau avec profondeur, « est la réalisation immédiate en pensée et en imagination et immédiatement sentie, de tous nos rêves de vie idéale, de vie intense et expansive, de vie bonne, passionnée, heureuse, sans autre but et sans autre loi que l’intensité même et l’harmonie nécessaires pour nous donner l’actuel sentiment de la plénitude dans l’existence ». L’art est donc vraiment une réalisation immédiate de son objet par la représentation même ;