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la volonté de puissance et le vouloir-vivre

Cette conception soi-disant moderne est aussi scolastique que la foi à la puissance dormitive de l’opium. La transmutation de toutes les valeurs en valeurs de puissance est une transmutation de toutes les réalités en vapeurs de possibilités ; ce n’est pas de la chimie scientifique, c’est de l’alchimie métaphysique. À un mot déjà vague, le vouloir-vivre, mais exprimant du moins une réalité qui se sent, on substitue un terme, le vouloir-pouvoir, qui n’exprime plus que la pure virtualité.

Répondrez-vous que la puissance est la « domination » ? — La domination sur qui ? — Sur soi et sur autrui. — Mais qu’indique la domination sur soi ? Une force de volonté, — en supposant que nous ayons une volonté, ce que par ailleurs vous niez ; — et il reste toujours à savoir ce que nous voulons, ce que nous faisons ainsi dominer sur nos autres instincts. La volonté, direz-vous, n’est qu’un instinct plus fort qui s’assujettit le reste ; — mais alors on vous demandera : — Quel est ou quel doit être cet instinct dominateur ? — Répondre : « L’instinct de domination » c’est répondre par la question. Ici encore, vous vous payez de mots abstraits et vides.

Serez-vous plus heureux avec la domination sur autrui ? Il y a cent manières d’entendre cette domination. Un brutal qui vous renverse d’un coup de poing vous domine. Un argumentateur qui vous réfute par de bonnes raisons vous domine. Celui qui vous persuade en se faisant aimer vous domine. Si Samson dominait avec sa force, Dalila dominait avec sa beauté. Les cheveux de Dalila étaient plus forts que ceux de Samson. Il y a eu, dans le monde, des victoires de douceur plus triomphantes que toutes celles de la force. Qu’est-ce donc que votre volonté de domination ? Encore un cadre vide qui attend qu’on le remplisse, et ce n’est pas avec d’autres mots que vous le remplirez. La domination du plus fort ne signifie rien, parce qu’il reste toujours à déterminer la nature et l’espèce de sa force.

Philosophiquement et scientifiquement, la force est le pouvoir de causer des