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le vrai comme volonté de puissance

les Croisés, ajoute Nietzsche, se heurtèrent en Orient « sur cet invincible ordre des Assassins, sur cet ordre des esprits libres par excellence, dont les affiliés des grades inférieurs vivaient dans une obéissance telle que jamais ordres monastiques n’en connurent de pareille, ils obtinrent, je ne sais par quelle voie, quelques indications sur le fameux symbole, sur le principe essentiel dont la connaissance était réservée aux dignitaires supérieurs, seuls dépositaires de ce secret ultime : « Rien n’est vrai, tout est permis. » C’était enfin là, dit Nietzsche, « la liberté d’esprit, une parole qui mettait en question la foi même, en la vérité » Le savant moderne qui se croit un esprit libre, le Darwin ou le Pasteur qui, par une sorte de stoïcisme intellectuel, se soumet aux faits et aux lois en s’oubliant lui-même, qui finit par s’interdire tout aussi sévèrement le non que le oui, qui s’impose une immobilité voulue devant la réalité, qui pratique ainsi un nouvel ascétisme, ce savant a une volonté absolue de la vérité, et il ne voit pas que cette volonté est la foi dans l’idéal ascétique lui-même. « N’est-ce pas, en effet, la foi en une valeur métaphysique, en une valeur par excellence de la vérité, valeur que seul l’idéal ascétique garantit et consacre (elle subsiste et disparaît avec lui[1] ? » L’homme véridique, « véridique dans ce sens extrême et téméraire que suppose la foi dans la science », affirme par là « sa foi en un autre monde que celui de la vie, de la nature et de l’histoire[2] », en un monde vrai, qui s’oppose aux apparences Le savant est donc encore un homme religieux, puisqu’il a la religion de la vérité ; il dirait volontiers que la vérité est Dieu et, en conséquence, que Dieu est vérité, λόγος. Fût-il athée comme Lagrange ou Laplace, il ne se croit pas permis de violer la vérité, ni en pensées, ni en actions. Nietzsche, lui, demande avec Ponce-Pilate, qui était déjà un esprit libre : « Qu’est-ce que la vérité ? » et il finit par répondre

  1. Généalogie de la morale, tr. fr., p. 261.
  2. Le gai savoir, V, aphor. 344.