Page:Fournier - Le Théâtre français au XVIe et au XVIIe siècle, t. 2, Garnier.djvu/387

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée


Mais ceux qui me verraient, mourraient de jalousie.

Que mon sort est cruel ! Je ne fais que du mal ;

Et ne puis faire un bien sans tuer un rival, [240]

Je ne puis ouvrir l'oeil sans faire une blessure,

Ni faire un pas sans voir une âme à la torture.

Si fuyant ces malheureux je rentre à la maison,

Ceux qui servent chez nous tombent en pâmoison.

Ils cèdent aux rigueurs d'une flamme contrainte, [245]

Et tremblent devant moi de respect et de crainte.

Ils ne sauraient me voir sinon en m'adorant,

Ni me dire un seul mot sinon en soupirant.

Ils baissent aussitôt leur amoureuse bouche,

Pour donner un baiser aux choses que je touche. [250]

Toutefois ma beauté les sait si bien ravir,

Qu'ils s'estiment des Rois dans l'heur de me servir.

À table je redoute un breuvage de charmes ;

Ou qu'un d'eux ne me donne à boire de ses larmes.

Je crains que quelque amant n'ait avant son trépas [255]

Ordonné que son coeur servit à mes repas.

Souvent sur ce penser en mangeant je frissonne :

Croyant qu'on le déguise, et qu'on me l'assaisonne :

Pour mettre dans mon sein par ce trait décevant,

Au moins après la mort ce qu'il ne put vivant. [260]

Les amants sont bien fins au plus fort de leur rage,

Et sont ingénieux mêmes à leur dommage.

On dresse pour m'avoir cent pièges tous les jours.

Mon père aussi me veille, et craint tous ces amours

Glorieux de m'avoir aux Dieux il se compare, [265]

Et quelquefois ravi d'un miracle si rare,

Doute s'il me fit naître, ou si je vins des cieux.

Dans la maison sans cesse on a sur moi les yeux,

Lui plein d'étonnement, mes soeurs pleines d'envie,

Les autres pleins d'amour, belle, mais triste vie ! [270]

Une beauté si grande est-elle à désirer ?

Mais j'aperçois mon père, il me faut retirer.



Scène VII



 
Lysandre, Alcidon, Filidan


LYSANDRE
.


Il est vrai qu'il est temps de penser à vos filles.

Elles sont toutes trois vertueuses, gentilles.

D'âge à les marier, puis vous avez du bien ; [275]