Page:Fournier - Souvenirs de prison, 1910.djvu/37

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pas d’excès à craindre, et ma digestion, à moi aussi, se faisait le plus heureusement du monde.

Cependant, M. Morin daigna s’informer si je me trouvais bien du régime de la prison. J’en profitai pour lui mendier des livres.

« Des livres ! » Si vous aviez vu, à ces mots, quel œil sévère il me jeta !

Je crus d’abord qu’il allait se fâcher. Mais non :

— Attends un peu… me dit-il. Tu vas voir que je ne suis point aussi mauvais diable qu’on le dit.

« Attends un peu… Tu vas voir… » Hein ! il me tutoyait ?… Parfaitement. Comment cela se faisait-il ?

Je devais l’apprendre plus tard. M. Morin, depuis qu’il occupait ce poste important de gouverneur, avait désappris absolument de dire vous, du moins à la prison. Le vin des grandeurs lui avait tellement monté à la tête, qu’il lui fallait tutoyer tout le monde.

— Toi, disait-il un jour à Asselin, on ne t’en veut point…

— Qu’est-ce que nous avons donc gardé ensemble, encore, monsieur Morin ?

— Comment dites-vous ? s’exclamait brusquement le gouverneur, piqué au vif.

Et le lendemain matin, il recommençait… La force de l’habitude, vois-tu !

Un autre trait de sa mentalité, c’était l’usage immodéré qu’il faisait du mot point. Jamais vous ne l’eussiez entendu prononcer cet adverbe en trois lettres : pas. Ce mot lui paraissait mesquin, peu distingué et, pour tout dire, misérable. — « N’est-ce point ? » était une de ses expressions favorites…

Mais, sans me donner le temps de scruter tous ces problèmes, il reprit aussitôt :

— Je m’en vais t’en chercher, un livre. Un beau, tu sauras me le dire !

Sur ces mots, il disparut.

Je restai dix longues minutes à guetter son retour, également partagé entre la crainte et l’espérance.