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IX

Le médecin malgré moi.

Le docteur Robitaille était en ce temps-là médecin de la prison de Québec. Il est mort depuis ; Dieu ait son âme !

À l’époque dont je parle, il n’avait pas moins de soixante-dix ans bien comptés. Il était sourd comme plusieurs pots et, malgré un cornet acoustique plus gros que sa tête, ne comprenait jamais un traître mot de tout ce qu’on lui disait.

Il restait aux détenus, pour communiquer avec lui, la suprême ressource de lui exposer par écrit leurs besoins. Mais encore cela n’était pas toujours facile. Jamais je n’ai tant regretté, quant à moi, de n’avoir pas de stylo.

À peu près tous les jours, entre dix heures et midi, il faisait son apparition dans les corridors du 17. La première fois que je le vis, son aspect m’étonna. Figurez-vous un petit vieux, perdu dans une ample redingote, et qui s’avançait à pas peureux et hésitants… Son nez épaté, ses yeux bridés, sa figure grimaçante et barbue, lui donnaient tout à fait l’air d’une chauve-souris clouée sur un contre-vent. Sa bouche toujours entr’ouverte laissait apercevoir ses dents et un sourire égaré errait continuellement sur ses lèvres…

De toute évidence, cet homme-là était tombé depuis longtemps dans le gâtisme. Pourquoi l’on laissait tout de même entre ses mains les vies de tant d’infortunés, c’est ce que je ne pus comprendre tout d’abord. Un garde se chargea de me l’expliquer.

— Voyez-vous, me dit-il, le docteur est ici depuis vingt-cinq ans : le renvoyer, ce serait sa mort.

Pour cette profonde raison, le docteur Robitaille restait donc — avec le docteur LeBel —